Cortado, Thomas Jacques. "Maison." Anthropen, 2020. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.131.
Анотація:
Le champ sémantique de la maison imprègne nos perceptions individuelles et collectives du monde comme peu d’autres. Il suffit de songer à la distinction très marquée entre house et home en anglais, si difficile à retranscrire dans nos langues latines, ou encore aux usages politiques de l’expression « chez nous » en français. Ce champ renvoie à des lieux souvent riches d’affects, de mémoires et de désirs, qui nous définissent en propre et orientent nos perceptions du temps et de l’espace. Ils font d’ailleurs la matière des poètes, peintres et autres artistes. À cet égard, lorsque nous perdons notre maison, nous ne nous retrouvons pas seulement privés d’un bien utile et échangeable, d’un « logement », nous voyons aussi s’effacer une partie de nous-mêmes et le centre à partir duquel s’organise notre existence quotidienne. En dépit de sa densité, les anthropologues ont d’abord rabattu le thème de la maison sur ceux de la famille et de la culture matérielle. Pour Lewis H. Morgan, la forme de l’espace domestique ne fait qu’épouser un certain type d’organisation familiale; elle en est, pour ainsi dire, le révélateur (1877). À la « hutte » des « sauvages » correspond donc la famille consanguine, qui autorise le mariage entre cousins, alors qu’à la « maison commune » des « barbares » correspond la famille patriarcale, autoritaire et polygame. Les « maisons unifamiliales » de l’Occident contemporain renvoient à la famille nucléaire, fondement de la « civilisation ». Quant aux anthropologues davantage intéressés par l’architecture et les artefacts domestiques, leurs analyses consistent souvent à expliquer leur genèse en accord avec une vision évolutionniste du progrès technique ou par des facteurs géographiques. On aurait pu s’attendre à ce que l’invention de l’ethnographie par Bronislaw Malinowski ouvre de nouvelles perspectives. Avec elle, c’est en effet un certain rapport à la maison qui se met à définir le métier d’anthropologue, celui-là même qu’exemplifie la célèbre représentation de ce dernier sous sa tente, immortalisée dans la première planche photographique des Argonautes du Pacifique occidental. Pour autant, la maison reste un objet secondaire par rapport à l’organisation de la vie familiale, le vrai principe de la société. Elle est avant tout le lieu où le couple choisit de résider après le mariage et ce choix se plie à certaines « règles », dont on peut assez facilement faire l’inventaire, grâce aux liens de filiation entre les membres du couple et les autres résidents (Murdock 1949). On parlera, par exemple, de résidence « matrilocale » quand le couple emménage chez les parents de l’épouse, « patrilocale » dans le cas inverse. Quant aux sociétés occidentales, où le couple forme habituellement un nouveau ménage, on parlera de résidence « néolocale ». La critique de ces règles permet, dans les années 1950 et 1960, d’étendre la réflexion sur la maison. Face aux difficultés concrètes que pose leur identification, Ward Goodenough suggère d’abandonner les taxinomies qui « n’existent que dans la tête des anthropologues » et de « déterminer quels sont, de fait, les choix résidentiels que les membres de la société étudiée peuvent faire au sein de leur milieu socioculturel particulier » (1956 : 29). Autrement dit, plutôt que de partir d’un inventaire théorique, il faut commencer par l’étude des catégories natives impliquées dans les choix résidentiels. La seconde critique est de Meyer Fortes, qui formule le concept de « groupe domestique », « unité qui contrôle et assure l’entretien de la maison (householding and housekeeping unit), organisée de façon à offrir à ses membres les ressources matérielles et culturelles nécessaires à leur conservation et à leur éducation » (1962 : 8). Le groupe domestique, à l’instar des organismes vivants, connaît un « cycle de développement ». En Europe du sud, par exemple, les enfants quittent le domicile parental lorsqu’ils se marient, mais y reviennent en cas de rupture conjugale ou de chômage prolongé ; âgés, les parents souvent cherchent à habiter près de leurs enfants. En conséquence, « les modèles de résidence sont la cristallisation, à un moment donné, d’un processus de développement » (Fortes 1962 : 5), et non l’application statique de règles abstraites. La maison n’est donc pas seulement le lieu où réside la famille, elle est nécessaire à l’accomplissement de tâches indispensables à la reproduction physique et morale des individus, telles que manger, dormir ou assurer l’éducation des nouvelles générations (Bender 1967). Cette conception du groupe domestique rejoint celle qu’avait formulée Frédéric Le Play un siècle auparavant : pour l’ingénieur français, il fallait placer la maison au centre de l’organisation familiale, par la défense de l’autorité paternelle et la transmission de la propriété à un héritier unique, de façon à garantir la stabilité de l’ordre social (1864). Elle exerce de fait une influence considérable sur les historiens de la famille, en particulier ceux du Cambridge Group for the History of Population and Social Structure, dirigé par Peter Laslett (1972), et sur les anthropologues (Netting, Wilk & Arnould 1984), notamment les marxistes (Sahlins 1976). En Amérique latine, de nombreuses enquêtes menées dans les années 1960 et 1970 mettent en évidence l’importance des réseaux d’entraide, attirant ainsi l’attention sur le rôle essentiel du voisinage (Lewis 1959, Lomnitz 1975). La recherche féministe explore quant à elle le caractère genré de la répartition des tâches au sein du groupe domestique, que recoupe souvent la distinction entre le public et le privé : à la « maîtresse de maison » en charge des tâches ménagères s’oppose le « chef de famille » qui apporte le pain quotidien (Yanagisako 1979). Un tel découpage contribue à invisibiliser le travail féminin (di Leonardo 1987). On remarquera néanmoins que la théorie du groupe domestique pense la maison à partir de fonctions établies par avance : ce sont elles qui orientent l’intérêt des anthropologues, plus que la maison en elle-même. C’est à Claude Lévi-Strauss que l’on doit la tentative la plus systématique de penser la maison comme un principe producteur de la société (1984 ; 2004). Celui-ci prend pour point de départ l’organisation sociale de l’aristocratie kwakiutl (Amérique du Nord), telle qu’elle avait été étudiée par Franz Boas : parce qu’elle présentait des traits à la fois matrilinéaires et patrilinéaires, parce qu’elle ne respectait pas toujours le principe d’exogamie, celle-ci défiait les théories classiques de la parenté. Lévi-Strauss propose de résoudre le problème en substituant le groupe d’unifiliation, tenu pour être au fondement des sociétés dites traditionnelles, par celui de « maison », au sens où l’on parlait de « maison noble » au Moyen Âge. La maison désigne ainsi une « personne morale détentrice d’un domaine, qui se perpétue par transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne réelle ou fictive » (Lévi-Strauss 1984 : 190). Plus que les règles de parenté, ce sont les « rapports de pouvoir » entre ces « personnes morales » qui déterminent les formes du mariage et de la filiation : celles-ci peuvent donc varier en accord avec les équilibres politiques. Lévi-Strauss va ensuite généraliser son analyse à un vaste ensemble de sociétés apparemment cognatiques, qu’il baptise « sociétés à maison ». Celles-ci se situeraient dans une phase intermédiaire de l’évolution historique, « dans un état de la structure où les intérêts politiques et économiques tend[ent] à envahir le champ social » (Lévi-Strauss 1984 : 190). Très discuté par les spécialistes des sociétés concernées, ce modèle a eu la grande vertu de libérer l’imagination des anthropologues. Critiquant son évolutionnisme sous-jacent, Janet Carsten et Stephen Hugh-Jones (1995) proposent toutefois d’approfondir la démarche de Lévi-Strauss, en considérant la maison comme un véritable « fait social total ». L’architecture, par exemple, ne relève pas que d’une anthropologie des techniques : celle de la maison kabyle, analysée par Pierre Bourdieu, met en évidence un « microcosme organisé selon les mêmes oppositions et mêmes homologies qui ordonnent tout l’univers » (1972 : 71), un parallélisme que l’on retrouve dans de nombreux autres contextes socioculturels (Hamberger 2010). Fondamentalement, la maison relève d’une anthropologie du corps. Dans son enquête sur la parenté en Malaisie, Carsten souligne le rôle joué par la cuisine ou le foyer, en permettant la circulation des substances qui assurent la production et la reproduction des corps (alimentation, lait maternel, sang) et leur mise en relation, ce que Carsten appelle la « relationalité » (relatedness) (1995). Fait dynamique plutôt que statique, la maison nous met directement au contact des processus qui forment et reforment nos relations et notre personne : son étude permet donc de dépasser la critique culturaliste des travaux sur la parenté; elle nous montre la parenté en train de se faire. Il convient aussi de ne pas réduire la maison à ses murs : celle-ci le plus souvent existe au sein d’un réseau. Les enquêtes menées par Émile Lebris et ses collègues sur l’organisation de l’espace dans les villes d’Afrique francophone proposent ainsi le concept de « système résidentiel » pour désigner « un ensemble articulé de lieux de résidences (unités d’habitation) des membres d’une famille étendue ou élargie » (Le Bris 1985 : 25). Ils distinguent notamment entre les systèmes « centripètes », « de concentration en un même lieu d’un segment de lignage, d’une famille élargie ou composée » et les systèmes « centrifuges », de « segmentation d’un groupe familial dont les fragments s’installent en plusieurs unités résidentielles plus ou moins proches les unes des autres, mais qui tissent entre elles des liens étroits » (Le Bris 1985 : 25). Examinant les projets et réseaux que mobilise la construction d’une maison dans les quartiers noirs de la Bahia au Brésil, les circulations quotidiennes de personnes et d’objets entre unités domestiques ainsi que les rituels et fêtes de famille, Louis Marcelin en déduit lui aussi que la maison « n’est pas une entité isolée, repliée sur elle-même. La maison n’existe que dans le contexte d’un réseau d’unités domestiques. Elle est pensée et vécue en interrelation avec d’autres maisons qui participent à sa construction – au sens symbolique et concret. Elle fait partie d’une configuration » (Marcelin 1999 : 37). À la différence de Lebris, toutefois, Marcelin part des expériences individuelles et des catégories socioculturelles propres à la société étudiée : une « maison », c’est avant tout ce que les personnes identifient comme tel, et qui ne correspond pas nécessairement à l’image idéale que l’on se fait de cette dernière en Occident. « La configuration de maisons rend compte d’un espace aux frontières paradoxalement floues (pour l'observateur) et nettes (pour les agents) dans lequel se déroule un processus perpétuel de création et de recréation de liens (réseaux) de coopération et d'échange entre des entités autonomes (les maisons) » (Marcelin 1996 : 133). La découverte de ces configurations a ouvert un champ de recherche actuellement des plus dynamiques, « la nouvelle anthropologie de la maison » (Cortado à paraître). Cette « nouvelle anthropologie » montre notamment que les configurations de maisons ne sont pas l’apanage des pauvres, puisqu’elles organisent aussi le quotidien des élites, que ce soit dans les quartiers bourgeois de Porto au Portugal (Pina-Cabral 2014) ou ceux de Santiago au Chili (Araos 2016) – elles ne sont donc pas réductibles à de simples « stratégies de survie ». Quoiqu’elles se construisent souvent à l’échelle d’une parcelle ou d’un quartier (Cortado 2019), ces configurations peuvent très bien se déployer à un niveau transnational, comme c’est le cas au sein de la diaspora haïtienne (Handerson à paraître) ou parmi les noirs marrons qui habitent à la frontière entre la Guyane et le Suriname (Léobal 2019). Ces configurations prennent toutefois des formes très différentes, en accord avec les règles de filiation, bien sûr (Pina-Cabral 2014), mais aussi les pratiques religieuses (Dalmaso 2018), le droit à la propriété (Márquez 2014) ou l’organisation politique locale – la fidélité au chef, par exemple, est au fondement de ce que David Webster appelle les « vicinalités » (vicinality), ces regroupements de maisons qu’il a pu observer chez les Chopes au sud du Mozambique (Webster 2009). Des configurations surgissent même en l’absence de liens familiaux, sur la base de l’entraide locale, par exemple (Motta 2013). Enfin, il convient de souligner que de telles configurations ne sont pas, loin de là, harmonieuses, mais qu’elles sont généralement traversées de conflits plus ou moins ouverts. Dans la Bahia, les configurations de maisons, dit Marcelin, mettent en jeu une « structure de tension entre hiérarchie et autonomie, entre collectivisme et individualisme » (Marcelin 1999 : 38). En tant que « fait social total », dynamique et relationnel, l’anthropologie de la maison ne saurait pourtant se restreindre à celle de l’organisation familiale. L’étude des matérialités domestiques (architecture, mobilier, décoration) nous permet par exemple d’accéder aux dimensions esthétiques, narratives et politiques de grands processus historiques, que ce soit la formation de la classe moyenne en Occident (Miller 2001) ou la consolidation des bidonvilles dans le Sud global (Cavalcanti 2012). Elle nous invite à penser différents degrés de la maison, de la tente dans les camps de réfugiés ou de travailleurs immigrés à la maison en dur (Abourahme 2014, Guedes 2017), en passant par la maison mobile (Leivestad 2018) : pas tout à fait des maisons, ces formes d’habitat n’en continuent pas moins de se définir par rapport à une certaine « idée de la maison » (Douglas 1991). La maison relève aussi d’une anthropologie de la politique. En effet, la maison est une construction idéologique, l’objet de discours politiquement orientés qui visent, par exemple, à assoir l’autorité du père sur la famille (Sabbean 1990) ou à « moraliser » les classes laborieuses (Rabinow 1995). Elle est également la cible et le socle des nombreuses technologiques politiques qui organisent notre quotidien : la « gouvernementalisation » des sociétés contemporaines se confond en partie avec la pénétration du foyer par les appareils de pouvoir (Foucault 2004); la « pacification » des populations indigènes passe bien souvent par leur sédentarisation (Comaroff & Comaroff 1992). Enfin, la maison relève d’une anthropologie de l’économie. La production domestique constitue bien sûr un objet de première importance, qui bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt. Florence Weber et Sybille Gollac parlent ainsi de « maisonnée » pour désigner les collectifs de travail domestique fondés sur l’attachement à une maison – par exemple, un groupe de frères et sœurs qui s’occupent ensemble d’un parent âgé ou qui œuvrent à la préservation de la maison familiale (Weber 2002, Gollac 2003). Dans la tradition du substantialisme, d’autres anthropologues partent aujourd’hui de la maison pour analyser notre rapport concret à l’économie, la circulation des flux monétaires, par exemple, et ainsi critiquer les représentations dominantes, notamment celles qui conçoivent l’économie comme un champ autonome et séparé (Gudeman et Riviera 1990; Motta 2013) – il ne faut pas oublier que le grec oikonomia désignait à l’origine le bon gouvernement de la maison, une conception qui aujourd’hui encore organise les pratiques quotidiennes (De l’Estoile 2014). Cycles de vie, organisation du travail domestique, formes de domination, identités de genre, solidarités locales, rituels et cosmovisions, techniques et production du corps, circulation des objets et des personnes, droits de propriété, appropriations de l’espace, perceptions du temps, idéologies, technologies politiques, flux monétaires… Le thème de la maison s’avère d’une formidable richesse empirique et théorique, et par-là même une porte d’entrée privilégiée à de nombreuses questions qui préoccupent l’anthropologie contemporaine.