Tanik, Meric. "Y a-t-il une science ottomane ? Circulation des savoirs et fabrique des disciplines agronomique, forestière et vétérinaire (1840-1940)." Electronic Thesis or Diss., Paris, EHESS, 2024. http://www.theses.fr/2024EHES0054.
Resumo:
Cette thèse a pour objet les savoirs en mouvement. L’enjeu est d’explorer la construction transnationale de l’agronomie, de la sylviculture et de la médecine vétérinaire dans l’Empire ottoman tardif et la jeune Turquie républicaine (1840-1940) à l’aide des savoirs venus d’autres contrées, notamment de France. L’étude vise à répondre à deux questions : pourquoi et comment les savoirs relatifs à ces domaines naissants circulent-ils ? Qu’advient-il de ces savoirs dans leur nouveau contexte ?Mes recherches établissent que le gouvernement ottoman, fortement endetté à la fin du XIXe siècle, investit dans ces disciplines et finance la mobilité des personnes et des objets – étudiants, experts, instruments – principalement parce que les vastes ressources naturelles de l’Empire sont perçues comme capables d’atténuer la détresse économique en générant des gains financiers. Cette volonté de concentrer les efforts sur le secteur primaire convient aux puissances européennes puisqu’elles veulent importer ces biens et exporter des produits industriels vers l’Empire. Les mobilités savantes sont encouragées aussi parce que la France, en concurrence avec ses voisins dans sa quête de suprématie scientifique, cherche à faire rayonner la « science française » dans le monde. Mon approche micrologique permet de mesurer le poids des banales ambitions personnelles. Les experts français acceptent volontiers de partir pour l’Empire car ils y occupent des postes convoités mieux rémunérés qu’en France. C’est aussi l’occasion de mener des recherches dans une nouvelle zone géo-climatique et de publier des travaux inédits. Pour les étudiants ottomans, un diplôme étranger représente un moyen d’accéder à de meilleurs emplois dans l’Empire, sans compter les fonctions symboliques des études en Europe, qui leur confèrent la légitimité du statut d’homme cultivé.Ma thèse démontre qu’il n’existe pas de copie à l’identique. Contrairement aux travaux antérieurs qui tendent à réduire les scientifiques ottomans à de simples imitateurs, les sources que je mobilise révèlent que les savoirs agronomiques, forestiers et vétérinaires étaient nécessairement réinventés, la faune et la flore, les conditions pédoclimatiques et les maladies endémiques variant selon les régions du monde. Les scientifiques ottomans ont eux-mêmes insisté sur la nécessité d’adapter les savoirs étrangers aux besoins locaux et ont aussi inventé des néologismes pour décrire ce processus créatif tel memleketleştirme. Ils ont également produit des nouveaux savoirs et exporté les recherches originales qu’ils ont conduites, principalement par le biais d’articles publiés dans des revues européennes.Ce travail a des implications plus larges pour les études ottomanes et l’histoire des sciences. Il démontre l’inefficacité de la catégorie d’occidentalisation qui impose un paradigme civilisationnel là où il ne devrait pas y avoir. Sans référence aux colonies ni aux métropoles, il expose le modus operandi des circulations scientifiques plus routinières entre les espaces traditionnellement considérés comme « occidentaux » et « non occidentaux »<br>This thesis investigates scientific knowledge on the move. I examine the transnational construction of agronomy, forestry, and veterinary medicine in the late Ottoman Empire and early Republican Turkey (1840-1940) with knowledge imported from other countries, notably from France. The study aims to answer two questions: why and how did knowledge in these emerging fields circulate, and what happened to this knowledge in its new context?My research establishes that the highly indebted Ottoman government invested in these then-nascent disciplines and financed the mobility of persons and objects – students, experts, instruments – mainly because the Empire’s vast natural resources were perceived as capable of alleviating economic distress by generating financial gains. The Ottomans’ focus on the primary sector suited the European powers, as they wanted to import such goods and export industrial products to the Empire. Scholarly mobilities were also encouraged because France, locked in a competition with its neighbors in its quest for scientific supremacy, sought to raise the profile of “French science” around the world. My micro-level approach makes it possible to identify the impact of ordinary personal ambitions. French experts willingly sailed off for the Empire as they occupied coveted positions that paid three to four times more than in France. It was also an opportunity to conduct research in a new geo-climatic zone and publish original works. For Ottoman students, a foreign degree represented a means of gaining access to better employment in the Empire, not to mention the symbolic functions of studying in Europe, which conferred on them the legitimacy of the status of cultured men.My thesis demonstrates that there is no such thing as an identical copy. Contrary to previous works that tend to reduce Ottoman scientists to mere imitators, the sources I draw on reveal that agronomic, forestry, and veterinary knowledge was necessarily reinvented, as fauna and flora, pedoclimatic conditions, and endemic diseases vary from one location to another. Ottoman scientists emphasized the need to adapt foreign knowledge to local needs, and even invented neologisms to describe this creative process – memleketleştirme. They also produced new knowledge and exported the research they carried out abroad, mainly through articles published in European journals.This work has broader implications for Ottoman studies and history of science. In relation to Ottoman studies, it demonstrates the ineffectiveness of the category of Westernization, which imposes an unneeded civilizational paradigm and renders scientific encounters abnormal. Without references to colonies or metropolises, this thesis exposes the modus operandi of routine scientific circulations between spaces traditionally understood to be “Western” and “non-Western”