Gagnon, Éric. "Sociologie et anthropologie". Anthropen, 2016. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.038.
Streszczenie:
L’anthropologie sociale et la sociologie sont des disciplines jumelles. Toutes deux s’intéressent à la diversité des formations sociales et à leurs transformations, plus particulièrement à l’articulation entre la subjectivité ou l’expérience individuelle et l’univers social. Elles partagent sensiblement les mêmes méthodes (observation, entrevues, recensements, analyse de textes, etc.), elles puisent toutes les deux dans les mêmes disciplines avoisinantes (histoire, philosophie, psychanalyse, études littéraires), et surtout, elles pratiquent entre elles de nombreux échanges (concepts, cadres théoriques, analyses). Nombreuses sont les personnes qui circulent entre les deux par l’enseignement, les colloques et les revues. L’anthropologie et la sociologie partagent également les mêmes doutes: elles sont promptes à se remettre en cause et à interroger leurs fondement en raison du rapport complexe qu’elles entretiennent avec leur «objet»; elles sont tiraillées entre une revendication de scientificité et d’objectivité, et un désir d’engagement dans les débats sociaux, entre un rattachement à la science et un rattachement aux humanités, entre l’usage d’un langage neutre et technique et un langage plus personnel et littéraire; elles demeurent également toutes les deux tentées par une forme d’impérialisme : le désir de rassembler sous son aile théorique les autres sciences sociales. Disciplines jumelles, elles ne sont pas pour autant identiques. Des différences importantes demeurent, qui ont cependant évolué ces dernières décennies. Il y a quarante ans encore, on pouvait distinguer l’anthropologie sociale et la sociologie, en notant que la première (de l'anthropologie culturelle américaine au structuralisme français) s’intéresse aux sociétés les plus diverses, qu’elle compare entre elles, afin de dégager les constantes et les variations, alors que la seconde (de l'école durkheimienne à la sociologie urbaine de Chicago) s’intéresse uniquement aux sociétés modernes, qu’elle compare chacune avec son passé pour mesurer ce qui a changé et comprendre le sens de la modernité. La première fait une comparaison dans l’espace entre des sociétés très différentes, l’autre fait une comparaison dans le temps, entre deux moments d’une même société. La première s’emploie à réduire l’écart entre les cultures en montrant comment les conduites et les représentations des «autres», bien que différentes ne pas sont irrationnelles, barbares ou arriérées (Lévi-Strauss, 1962; Geertz, 1983), alors que la seconde s’interroge sur ce que «nous» sommes devenus, ce que nous avons gagné ou perdu avec les transformations de la société (Touraine, 1992; Freitag, 2002). Cette distinction n’est toutefois plus possible aujourd’hui, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, les sociétés exotiques ou radicalement différentes de l’Occident ont disparu, et les cultures comme entités relativement homogènes et séparées ont fait place à des villes cosmopolites et aux échanges planétaires. Anthropologie et sociologie comparent les différentes formes et expériences de modernisation et de modernité à travers le monde (Dumont, 1983). Elles s’intéressent aux mêmes objets, des biotechnologies aux transformations de la famille en passant par l’État et les réseaux internet. Ensuite, les deux disciplines font face à des interprétations concurrentes de plus en plus nombreuses : elles voient leurs analyses critiquées et réfutées par ceux-là même qu’elles étudient. Elles s’insèrent dans des débats sociaux et politiques qui les précèdent et auxquels elles apportent un point de vue susceptible d’être contesté. Enfin, le caractère de plus en plus opérationnel, appliqué et pluridisciplinaire de la recherche, favorise au sein des deux disciplines l’uniformisation des méthodes et des approches théoriques, et surtout conduit à la fragmentation des objets. Elles étudient moins des sociétés ou des cultures que des secteurs d’activités (ex : la santé, la famille, la religion), et avec cette spécialisation, un anthropologue et un sociologue travaillant dans le même secteur ont souvent davantage en commun et à partager, que deux anthropologues travaillant dans des secteurs différents. Ces changements n’ont toutefois pas entièrement effacé les différences. L’anthropologie et la sociologie conservent chacune un style et une orientation qui lui sont propres, et qui tiennent à leur rapport différent à la modernité. Toutes deux entretiennent un rapport ambivalent aux idéaux de la modernité, mais l’ambivalence n’est pas la même. Les sociologues demeurent largement attachés aux idéaux d’autonomie, de rationalisation et d’égalité. L’émancipation des individus et des collectivités à l’égard des croyances et des idéologies, et de toutes les formes de domination politique et culturelle, ainsi que le développement d’une capacité du sujet de réfléchir sa situation et de s’orienter en fonction d’un projet politique, demeurent au centre de l’analyse et de l’imagination sociologique (Wright Mills, 1959). La critique porte largement sur la perversion de ces idéaux : perversion de l’autonomie dans l’individualisme, de la raison dans la rationalité instrumentale, de l’égalité dans les différences d’accès aux décisions, aux biens et aux savoirs. D’où cet effort constant des sociologues pour placer les sociétés modernes devant leurs contradictions, rappeler leurs promesses non tenues (persistance des inégalités, formes de domination) et montrer les effets pervers de leurs idéaux (bureaucratie, narcissisme); d’où leur intérêt pour ce qui favorise l’esprit critique : l’éducation, les espaces de discussion, de délibération et de participation politique. Plus distants à l’égard de l’Occident, les anthropologues n’en sont pas moins attachés à certaines valeurs de la modernité, l’autonomie et l’égalité, et tout particulièrement l’idéal politique de tolérance et de respect des différences. L’anthropologie continue de s’intéresser à tout ce qui s’écarte de la culture occidentale, aux façons de vivre, de faire et de dire qui se démarquent de celles que le marché et les médias imposent partout dans le monde, à toutes les identités, pratiques et savoirs à la marge, dissidentes ou exclues des courants dominants, à tout ce qui est considéré comme anormal, regardé avec mépris ou négligé. L’anthropologie demeure une critique de toute forme d’absolutisme dans la pensée, la morale et le jugement esthétique (Geertz, 2000) ; elle s’emploie à élargir notre expérience et notre compréhension du monde, à les ouvrir à tout ce qui étonne et dérange au premier abord; elle invite à ne pas demeurer prisonnier de son point de vue. Du relativisme culturel qu’elle a longtemps défendu, l’anthropologie conserve cet intérêt pour l’autre, jamais identique ni absolument différent de soi. D’où cette préoccupation constante chez les anthropologues pour la relation qu’ils entretiennent avec ceux qu’ils étudient et ce qui est en jeu dans cette relation; d’où leur attachement au terrain, à la description minutieuse des pratiques et des représentations, alors que les sociologues aiment élaborer de grandes typologies et périodisations. L’autonomie demeure ainsi la grande affaire de la sociologie, et l’altérité est le maitre mot de l’anthropologie. En sociologie, les travaux d’Ulrich Beck (2001) et d’Antony Giddens (1991), chacun à leur manière, illustrent la place centrale qu’occupe la question de l’autonomie. Le premier a défini la société contemporaine comme une société du risque, caractérisée par une crise de la planification et du progrès, une perte de confiance dans la rationalité scientifique et une perte de maitrise des sociétés et des individus sur leur destin; l’un des enjeux principaux auxquelles ces sociétés font face est la capacité des individus à exercer leur jugement critique. Le second s’est longuement intéressé à la manière dont les «acteurs» réfléchissent leur situation, se construisent une identité, font des choix; si la société exerce des contraintes sur les individus, elle leur fournit également des ressources pour penser leur situation et s’en émanciper. En anthropologie, les travaux de Philippe Descola (2005) et d’Ellen Corin (2010) donnent deux aperçus de la manière de traiter la question de l’altérité et des rapports que les individus et les groupes entretiennent avec elle. Le premier s’est attelé à comprendre la diversité des rapports que les sociétés ont entretenu avec la nature, des formes d’altérité que l’homme entretient avec les animaux notamment, brouillant ainsi les frontières entre nature et culture. La seconde s’est longuement intéressée à la capacité des individus et des sociétés à tolérer la différence et la marge, à nommer et symboliser ce qui est étrange et dérange, à composer avec l’altérité radicale, logée en eux-mêmes, leurs pulsions, ce qui les trouble. Ce ne sont là que quelques exemples qui illustrent les préoccupations au centre des deux disciplines. Comme toute distinction, celle-ci est bien sûr trop schématique : les oppositions sont rarement aussi nettes et les chevauchements souvent très nombreux. Sans doute faut-il éviter les cloisonnements, ne pas délimiter des territoires ou des champs de pratique réservés, tout comme il faut se garder de tout confondre et d’abolir les différences. Si un écart doit être maintenu, c’est pour préserver un espace où circuler et échanger.