Stoczkowski, Wiktor. "Race". Anthropen, 2017. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.042.
Abstract (sommario):
La notion de race est ancienne, et ses significations n’ont jamais cessé de se transformer. Dès le XVIe siècle, le mot race désignait les membres d’un lignage. Par conséquent, l’espèce humaine devenait une race puisque la Bible lui donnait pour ancêtres communs Adam et Ève. Un peuple se réclamant d’un ancêtre mythique pouvait également être qualifié de race : on disait par exemple que les Juifs étaient de la race d’Abraham. Le terme a parfois été synonyme de dynastie royale, elle aussi dotée d’un ancêtre commun. L’Encyclopédie utilise le terme principalement dans ces trois acceptions, parlant aussi bien de race humaine que de race d’Abraham ou de race des Capétiens (L’Encyclopédie 1777 et 1778). Parallèlement, le XVIIIe siècle voit se répandre l’usage zoologique de la notion de race, employée pour désigner les variétés infra-spécifiques d’animaux, surtout des animaux domestiques, tels les chiens, les chevaux ou les bovins (Buffon 1749a et 1755). En même temps, les naturalistes étendent son application aux variétés de l’espèce humaine. On considère alors que les différences biologiques entre groupes humains géographiquement séparés sont solidaires de leurs différences culturelles, les unes et les autres engendrées par l’influence conjointe du sol, du climat et de la nourriture (Buffon 1749b). En accord avec la théorie humorale alors en vogue, on pense que le sol, le climat et la nourriture influencent les quatre humeurs physiologiques (bile jaune, sang, bile noire, pituite), dont l’interaction détermine le degré d’un tempérament (mélancolique, flegmatique, bileux, sanguin), lequel décide à son tour à la fois de l’anatomie des hommes et de leur caractère, mentalité, mœurs et organisation sociale (Greenwood 1984). Aucun consensus n’existait en revanche quant au nombre de races d’hommes, tantôt porté à plusieurs dizaines, tantôt réduit à trois et dont chacune était assimilée à la descendance d’un des trois fils de Noé. Les races humaines étaient disposées sur les échelons supérieurs de la Grande Échelle des Êtres, qui menait des formes animales les plus simples jusqu’à l’homme le plus perfectionné, identifié invariablement au Blanc. Le Noir, et plus particulièrement le Hottentot, occupait la limite inférieure de l’humanité, où il côtoyait l’Orang-outang placé au sommet du monde animal (Dictionnaire des sciences médicales, 1819, Sebastani 2013). Si la plupart des Européens du XVIIIe siècle croyaient à la supériorité des Blancs, tous n’en déduisaient pas les mêmes conclusions. Certains estimaient que les autres races pouvaient éventuellement acquérir la civilisation et devenir, avec le temps, à la fois égales aux Blancs et blanches de peau, blanchies sous l’effet de la civilisation. D’autres restaient convaincus que la supériorité des Blancs était un immuable fait de nature, ce qui condamnait les autres races, surtout les Noirs, à une éternelle soumission, faisant d’eux ce que Aristote avait appelé les esclaves par nature. Les débats raciologiques du XIXe siècle consacrèrent l’opposition plus ancienne entre le monogénisme et le polygénisme (Blanckaert 1981). Les monogénistes clamaient qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine, différenciée à partir d’un type originel ; les polygénistes soutenaient qu’il existe depuis toujours plusieurs espèces humaines invariables, pourvues de propriétés spécifiques, aussi bien biologiques que mentales. La théorie darwinienne (1859) n’a modifié que modestement les grandes lignes de ce débat : les degrés de l’Échelle des Êtres seront désormais considérés comme les étapes consécutives de l’évolution, tandis que les races inférieures se verront identifiées aux races moins évoluées. Les polygénistes darwiniens pouvaient renoncer à l’axiome de l’invariabilité des races dans la très longue durée préhistorique, mais ils s’accordaient avec les monogénistes darwiniens à établir une hiérarchie linéaire des races selon leurs formes anatomiques, auxquelles on croyait pouvoir associer une gradation de facultés morales, intellectuelles et civilisatrices, tenues pour héréditaires et difficilement modifiables dans la courte durée historique. Dès la fin du XVIIIe siècle, des mesures anthropométriques variées ont commencé à être proposées, dans l’espoir de quantifier le degré d’avancement moral et mental des races à partir d’indices anatomiques : ce fut l’un des fondements de l’anthropologie physique du XIXe siècle. La théorie darwinienne de la sélection naturelle a contribué à légitimer la vieille idée de la lutte des races pour la survie. On s’est mis à redouter que les races inférieures, réputées plus fertiles, n’en viennent à bout des races supérieures. Le XIXe siècle fut particulièrement marqué par la hantise du mélange racial, censé conduire à la contamination de la « substance germinative » des races supérieures et à leur dégénérescence consécutive. Dans la première moitié du XXe siècle, l’idéologie nazie offrit l’un des aboutissements extrêmes de cette conception. On y trouve une combinaison de nombreuses composantes des théories raciologiques antérieures : une classification raciale rigide, la hiérarchisation des races en supérieures et inférieures, la conviction que les différences anatomiques correspondent aux différences culturelles, l’idée d’une inégalité morale, intellectuelle et civilisatrice des races, la crainte d’une dégénérescence raciale par le métissage qui altère le « sang » de la race supérieure, la croyance qu’une menace pèse sur la race supérieure du fait de la fertilité plus grande des races inférieures, la doctrine de la lutte entre les races comme force motrice du progrès. L’idéologie nazie fut une sinistre synthèse d’au moins deux siècles de développement de la pensée raciale. Lorsque la Deuxième Guerre prit fin, l’Occident tenta de faire le procès à son héritage intellectuel. L’UNESCO exprima une conviction alors inédite en inscrivant dans sa constitution l’idée selon laquelle les atrocités de la récente guerre avaient été rendues possibles par la croyance à l’inégalité des races. Pour rendre impossibles de nouveaux Auschwitz, on décida alors de faire disparaître la notion de races humaines, source présumée de l’horreur suprême. Dans leur déclaration de 1950, les experts de l’UNESCO affirmèrent l’unité fondamentale de l’espèce humaine et reléguèrent la diversité biologique des hommes à un second plan, en tant qu’épiphénomène de divers mécanismes évolutifs de différentiation. La Déclaration de l’UNESCO portait les marques de la toute récente théorie synthétique de l’évolution, dont les principes ramenaient la « race » à un résultat éphémère de la circulation des gènes entre les populations, seules entités réellement observables (UNESCO 1950, Stoczkowski 2008). La conjonction du contexte politique et de l’émergence de la génétique des populations conduisit, à partir des années 1950, à l’abandon progressif de la notion de race, surtout en sciences sociales. Les humanités multiples des théories raciologiques se muèrent en l’Homme universel de l’UNESCO. Pourtant, la génétique des populations n’a pas tenu les promesses dont on l’avait initialement investie en espérant que la recherche allait démontrer l’inexistence des races humaines, ce qui devait invalider toute possibilité de rabattre les différences de culture sur les différences de nature, selon le subterfuge séculaire qui avait maintes fois servi à justifier les inégalités, les discriminations et les oppressions. N’étaient pas moindres les attentes suscitées ensuite par l’exploration du génome humain : elle devait porter le coup de grâce au concept de race et aux préjugés que ce concept implique. En juin 2000, lors des célébrations qui marquèrent la publication de la première esquisse de la carte du génome humain, J. Craig Venter, directeur de l’entreprise de recherche génétique Celera, répéta que « la notion de race n’a aucun fondement génétique ni scientifique » (Marantz Henig 2004). Aujourd’hui, les résultats de la recherche sur le génome humain semblent moins univoques (Stoczkowski 2006). Il est certes réconfortant de savoir qu’aucun doute ne subsiste sur l’unité génétique de l’espèce humaine. Pourtant, après une première période consacrée à la description des similitudes génétiques, les travaux actuels s’orientent de plus en plus vers l’exploration de la diversité de notre espèce. Plusieurs études publiées récemment tendent à démontrer que des données génétiques permettent bel et bien de faire la distinction entre les individus originaires d’Europe, d’Afrique et d’Extrême-Orient, c’est-à-dire entre les populations traditionnellement réparties par la pensée ordinaire entre les trois grandes « races » : blanche, noire et jaune (Bamshad et al. 2003, Rosenberg et al.,2002, Watkins et al. 2003). Ces travaux dérangent et inquiètent. Ils dérangent car on s’attendait à ce que la génétique rende définitivement illégitime toute classification biologique des humains. C’est le contraire qui semble advenir sous nos yeux. Au lieu de prouver que l’ordre du phénotype, privilégié par la pensée ordinaire, s’écarte de l’ordre du génotype étudié par la science, les travaux récents suggèrent que certaines classifications « raciales » – pour autant qu’elles soient fondées non sur la seule morphologie, mais plutôt sur l’origine géographique – peuvent refléter approximativement une partie de la diversité humaine établie par la génétique moderne (Bamshad et al. 2003; Rosenberg et al. 2002; Watkins et al. 2003). Ces travaux inquiètent aussi, car nul n’ignore que l’étude des différences entre les hommes peut fournir des arguments à ceux qui veulent diviser l’humanité, porter les distinctions à l’absolu, les juger scandaleuses et insupportables. Les généticiens ne manquent pas de souligner que les groupements formés à partir de leurs modèles diffèrent des anciennes catégories raciales, puisque les écarts entre les classes génétiques sont statistiques, relatifs, mouvants, soumis aux vicissitudes de l’histoire faite non seulement de séparations, mais aussi de migrations et de croisements. Il n’en demeure pas moins que le risque existe que les résultats de ces travaux nourrissent à nouveau le phantasme de divergences insurmontables inscrites dans le corps des humains. Les controverses sur la classification infra-spécifique des humains sont loin d’être closes. Quelles que soient les conclusions qui remporteront finalement le consensus de la communauté scientifique, il est probable que la pensée antiraciste soit confrontée dans un avenir proche à une nouvelle légitimité scientifique des classements des humains à partir de critères biologiques, cette fois dans un contexte social où l’aspiration à l’égalité ne passe plus par l’effacement des différences biologiques mais, au contraire, par leur revendication de la part des dominés. Après l’expérience du nazisme, dont l’intérêt exacerbé pour les différences biologiques déboucha sur l’abomination de la Shoah, on était enclin à considérer que toute théorie de la différence biologique devait nécessairement conduire au racisme. On en est moins sûr de nos jours, en observant que les minorités auparavant opprimées cherchent à adosser leur combat contre les inégalités à une théorie de la différence biologique (Oak Ridge National Laboratory). Hier, désireux d’expier le péché de racisme, l’homme blanc fit appel à la science pour rendre insignifiantes les différences biologiques entre les humains ; aujourd’hui, réclamant le droit à l’égalité, l’homme de couleur emploie la science pour donner aux différences biologiques une signification nouvelle. Cette résurgence de l’intérêt de la recherche pour la diversité de l’espèce humaine, en dépit du danger bien réel d’un détournement idéologique de ses résultats, encore très provisoires, peut devenir un antidote contre les spéculations naïves sur la race, qui ne manqueront pas de foisonner dans la culture populaire tant que les chercheurs seront incapables d’expliquer pourquoi les hommes, appartenant tous à la même espèce biologique, n’ont pas pour autant tous la même apparence.