Ferrand, Antoinette. "Définir le juste milieu : histoire du concept de « classe moyenne » dans l'Égypte de Nasser (1952-1970)." Electronic Thesis or Diss., Sorbonne université, 2024. http://www.theses.fr/2024SORUL053.
Abstract (sommario):
Lors de l'adoption de la Charte nationale qui définit les nouvelles orientations socialistes du régime en 1961, Ğamāl ʿAbd al-Nāṣir explique : « C'est cela la classe moyenne (al-ṭabaqa al-ʿāmma) […]. Chacun perçoit un salaire, chacun participe à cette classe moyenne. On dit qu'il y a un syndicat des ouvriers et un syndicat des fonctionnaires. Bien, mais quelle est la différence entre les deux : l'ouvrier travaille et perçoit un salaire, le fonctionnaire travaille et perçoit un salaire. Les deux, sans autre revenu, ne peuvent pas se nourrir, c'est-à-dire que les deux sont égaux en toute chose » . Voici comment est envisagé le projet de refonte sociale porté par les Officiers Libres depuis leur coup d'Etat en juillet 1952 : rassembler les Egyptiens en une classe laborieuse mais digne, dans une acception plus large que celle du prolétariat marxiste. Devenu ra'īs unique en 1954 – et bientôt érigé en figure exemplaire de la jeune République arabe d'Egypte – Nasser enclenche ainsi un mouvement de réforme et de réorganisation sociale de l'Egypte. Cette dernière est accélérée par le départ des élites cosmopolites lors de la crise de Suez, de la République arabe unie (1958-1961) et de la série des nationalisations : Européens, Syriens et Grecs laissent vacante la place qu'ils tenaient depuis plusieurs décennies dans la hiérarchie sociale égyptienne. Celle-ci est réinvestie par un groupe social montant, alimenté par un vaste mouvement d'exode rural, d'alphabétisation et d'essor de l'instruction : entre les années 1950 et 1970, la capitale égyptienne passe de 2,5 millions à 5 millions d'habitants. Venus de la campagne, premiers de leur famille à accéder à un enseignement primaire voire secondaire, fonctionnaires, employés, petits entrepreneurs, artisans, instituteurs et commerçants fournissent le terreau d'une classe moyenne en pleine re-constitution : entre désir de modernité, encouragements étatiques et attachement aux structures traditionnelles, cette entité sociale aux contours fluctuants dans l'historiographie participe à la redéfinition d'une culture nationale, dans un contexte de massification de la production industrielle et culturelle. Malgré l'attention constante portée par les historiens à ces classes moyennes depuis leur émergence sous Muḥammad ʿAlī, l'historiographie peine à en définir précisément les caractéristiques sociales, économiques et culturelles . Pour faire face à l'impasse définitionnelle à laquelle se heurtent les chercheurs, Dror Wahrman propose de considérer l'effort fait pour appréhender cet espace social médian, plutôt que d'essayer d'en faire une classe sociale, au sens de rang hiérarchique économiquement défini : selon lui, la middle class naît surtout d'un projet politique affiché, d'une tentative d'explication socio-politique des phénomènes contemporains. De là, peu importe au fond la réalité de la classe moyenne ; la croyance en son existence et son invocation permanente suffisent à la rendre palpable dans le paysage politique d'une époque. C'est dans cette perspective que s'inscrivent mes recherches doctorales : je me propose de faire une socio-histoire de ces strates intermédiaires, en étudiant leurs représentations et évocations dans la presse grand-public (comme manière d'être « moderne »), dans les revues intellectuelles (comme clef de compréhension de la « nouvelle société » (al-muğtamaʿal-ğadīd) et de la spécificité du socialisme égyptien) et dans les statistiques officielles (comme indicateur de développement)<br>“That is the general class (al-ṭabaqa al-ʿāmma) […].Everyone receives a salary, everyone takes part to this general class. They say that there is a trade union for workers and a trade union for civil servants. Right. But, what is the difference between the two: the worker works and receives a salary; the civil servant works and receives a salary. Without salary, neither of the two can feed themselves that is to say that both are equal in everything” . Thus, Gamāl ʿAbd al-Nāṣir defines how he intends to revise the Egyptian society after the adoption of the National Charter (al-miṯāq al-waṭanī) in 1961, namely almost ten years after the Free Officers' coup d'État. He aims at gathering the Egyptian people in a vast class, a working and deserving one, beyond the Marxist proletariat. The middle class during the fifties and sixties resembles a melting pot of social strata from the descendants of the interwar effendiyya to the new-graduated legions of civil servants who invade the administrations and the public sector, by way of the urban petite bourgeoisie who gain access to education, after leaving its rural background. The departure of the cosmopolitan minorities after the Suez Crisis in 1956, the massive nationalisation leaded by the State, and the foundation of the United Arab Republic (1958-1961) accelerate the replacement of the former social strata by a new hierarchy more Egyptian and often less higher-educated: civil servants, employees, small business owners, artisans, teachers and sellers. They represent the main target population of social and economic reforms; torn between their desire for modernity, the encouragement of the State and their attachment to a traditional religious culture, these intermediate strata contribute to remodel the Egyptian national identity. Despite the sustained attention for this entity since its promotion by Muḥammad ʿAlī's reforms, the historiography finds difficult to define precisely its social, economic and cultural outlines . As Dror Wahrman explains it, the designation of “middle class” is more the result of a political project than a rank in social hierarchy: believing in its existence and alluding to it suffice to make it live in the imaginary of a society . That is why I choose to study the intermediate strata of Egyptian hierarchy during the Nasser years through its representation and evocation in the mainstream press (as a way of defining how to be modern), in intellectual magazines (as a key to understand the “new society” (al-muğtamaʿal-ğadīd) and the specificity of Egyptian socialism) and through the official statistics (as a development indicator)