MORAND-FEHR, P. M., R. BAUMONT et D. SAUVANT. « Avant-propos : Un dossier sur l’élevage caprin : pourquoi ? » INRAE Productions Animales 25, no 3 (25 août 2012) : 227–32. http://dx.doi.org/10.20870/productions-animales.2012.25.3.3210.
Résumé :
Un dossier d’INRA Productions Animales consacré à l’élevage caprin en 2012 peut surprendre. Représentant moins de 1% du produit brut de l’Agriculture Française, cet élevage largement ancré dans son environnement socioculturel local et dans la tradition de terroirs variés, évoque encore, mais de moins en moins, des images du passé comme celle de la «vache du pauvre» ou de la grandmère gardant trois chèvres au bord du chemin. Cet élevage s’est en effet marginalisé au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème siècle dans les pays qui s’industrialisaient, notamment en Europe où l’effectif caprin ne représente plus actuellement que 2% du total mondial.
De nombreux arguments ont milité pour éditer ce dossier, d’abord la rapide transformation de l’élevage caprin à la fin du XXème siècle et plus encore dans ces premières années du XXIème siècle, ensuite des travaux originaux conduits récemment sur l’espèce caprine, qui sont venus combler le retard important que cette espèce avait accumulé en matière de recherches agronomiques et vétérinaires.
A l’échelle mondiale, l’élevage caprin est celui dont les effectifs ont le plus augmenté au cours de ces vingt dernières années (FAOSTAT 2010) : 4ème troupeau mondial avec plus de 900 millions de têtes (470 millions en 1975) derrière les bovins, les ovins et les porcins ; d’après les prévisions, il deviendrait le 3ème autour de 2015.
Nombreuses sont les explications à cette situation un peu paradoxale, mais deux sont souvent avancées par les experts. Cette progression actuelle des effectifs caprins s’observe presque exclusivement dans les pays en développement et dans certains pays émergents. Elle serait surtout due aux difficultés que rencontre le maintien de l’élevage des autres espèces domestiques dans ces zones, dans certains cas du fait de l’appauvrissement des éleveurs et des acteurs des filières animales. Cette progression tient aussi au fait que le marché des caprins a une réalité essentiellement locale et que, dans ces conditions, il n’est pas exposé aux crises internationales que le marché des produits des autres espèces a pu subir au cours des quarante dernières années.
En Europe, les effectifs caprins sont restés assez stables : 12,5 M de têtes au total, 1,3 M en France dont 1,1 M de femelles laitières âgées de plus d’un an. La France possède le troisième troupeau (10% des effectifs européens), assez loin derrière la Grèce (37%) et l’Espagne (22%). Il convient de noter la progression importante des effectifs caprins en Roumaine et aux Pays-Bas au cours de la dernière décennie.
L’élevage caprin européen, et particulièrement l’élevage français, s’est fortement spécialisé en production laitière puisque 75 à 93% environ du produit brut des ateliers caprins en France provient du lait. En effet, la marge brute que dégage la production de chevreaux de boucherie est réduite en raison des coûts des aliments d’allaitement et des aléas liés à la mortalité périnatale. Des avancées dans les techniques d’élevage, notamment dans les domaines de l’alimentation et de la génétique, ont permis des améliorations assez rapides des performances des femelles laitières. La production laitière moyenne des 240 000 chèvres inscrites au contrôle laitier en 2010 était de 842 kg de lait sur une durée moyenne de lactation de 274 jours avec un taux protéique de 32,3 g/kg de lait et un taux butyreux de 37,0 g/kg de lait.
Le plus intéressant à noter, c’est qu’en dix ans la production laitière annuelle au contrôle laitier a progressé de 90 kg, le taux protéique de 1,6 g/kg et le taux butyreux de 2,5 g/kg (Institut de l’Elevage 2012). La France est le premier producteur européen de lait de chèvre avec 30% du lait produit. Plus de 80% de ce lait est transformé en fromages. Même si la consommation présente quelques signes d’essoufflement actuellement, l’augmentation de la production de lait de chèvre depuis plus de trente ans et en conséquence celle des fromages a en général été bien absorbée par la demande, en progression malgré quelques périodes tendues. Ce résultat est dû notamment à de nouveaux produits de qualités rhéologique et organoleptique bien adaptées pour conquérir de nouveaux marchés, à l’utilisation de technologies avancées en matière fromagère et à la bonne image de ce fromage (produit festif et de qualité) auprès des consommateurs.
Le secteur caprin en France a suivi l’évolution générale des productions animales : mécanisation du travail, simplification des techniques pour réduire le coût de production et pour améliorer l’efficacité du travail, augmentation rapide de la taille des unités de production. Plus de 35% de chèvres laitières appartiennent à des unités de plus de 350 têtes et la production est de plus en plus concentrée dans une région, le Poitou-Charentes, qui produit plus de 50% du lait de chèvre en France et en transforme encore plus.
Bref, cette évolution et ces résultats, malgré un contexte qui tend à devenir de moins en moins favorable, s’expliquent par de multiples raisons, entre autres, la mise en place d’une filière bien organisée, des éleveurs motivés et le plus souvent passionnés par leur métier et une coopération étroite et efficace entre la recherche et le développement tant au niveau national que régional. Cette coopération exemplaire a débuté dès les années 1955-1965 avec des pionniers comme G. Ricordeau, à qui l’on doit la mise en évidence du gène sans corne expliquant le taux élevé d’infertilité en caprins, facteur qui a longtemps freiné le développement caprin (Ricordeau 2008) et J.-M. Corteel, qui a beaucoup travaillé sur la mise au point des techniques d’insémination artificielle (Leboeuf 2013). Ils ont su gagner la confiance des éleveurs, même parfois de petites unités. Ce lien s’est poursuivi et développé ensuite grâce à la création de la section caprine de l’Institut technique ovin et caprin (ITOVIC), mais aussi par des relations directes et personnelles entre chercheurs et responsables du développement ou par des réunions informelles autour de certains problèmes que rencontraient les éleveurs.Cette coopération a très bien résisté dans les années 1980, d’une part, aux nouvelles demandes des éleveurs qui donnaient la priorité aux questions socio-économiques suite à la première crise du prix du lait de chèvre en 1981 et, d’autre part, aux évolutions de la politique de l’INRA, qui face aux nouveaux enjeux scientifiques et technologiques, a été conduit à considérer comme moins prioritaire certaines recherches appliquées intéressant le développement.
Ainsi, malgré l’évolution des problématiques scientifiques et des relations entre le monde de la recherche et du développement, mais aussi face au développement rapide de la recherche caprine dans les pays émergents, la recherche caprine en France est toujours très active. Un sondage bibliométrique montre que le nombre de publications avec «dairy goat» en mot-clé, de 250 à 300 par an dans les années 1980-1990, s’est accru nettement au début des années 2000 pour se situer actuellement vers les 700 publications par an. Au cours des dix dernières années, les pays qui ont le plus contribué à ces publications ont été la France, donc l’INRA, suivie par les USA, l’Italie et l’Espagne, eux-mêmes suivis par le Brésil, le Mexique et la Turquie. Ce dossier de la revue INRA Productions Animales a donc pour objectif d’illustrer le dynamisme des recherches menées en France sur les caprins, s’il était encore nécessaire de le faire.
Le choix des six thèmes de recherche retenus pour constituer ce numéro n’a pas été aisé en raison du nombre de thèmes possibles. L’ambition de ce dossier n’étant pas d’être exhaustif, la rédaction de la revue et son comité se sont mis d’accord pour ne pas retenir de sujets dans les domaines où les publications ont déjà été nombreuses. C’est le cas, par exemple, de la traite des chèvres laitières (Le Du 1989, Marnet et al 2001), du polymorphisme de la caséine alpha chez les caprins (Grosclaude et al 1994, Manfredi et al 1995) ou encore de la reproduction caprine. INRA Production Animales a en effet déjà publié des articles exhaustifs sur la neuro-endocrinologie de la reproduction chez le caprin (Chemineau et Delgadillo 1994), sur le comportement sexuel de cette espèce (Fabre-Nys 2000), sur la production et la conservation de semence de bouc (Leboeuf et al 2003) et récemment sur la maîtrise de la reproduction de l’espèce caprine (Leboeuf et al 2008).
Il a été proposé de sélectionner des thèmes novateurs ou riches en résultats récents, qui intéressent le développement de l’élevage caprin en France, mais aussi de portée internationale. Dans ces conditions, il a d’abord été retenu trois thèmes représentant des dimensions basiques de l’élevage : génétique, pathologie, alimentation avec des articles faisant le point sur les dernières avancées dans chaque secteur, et trois autres thèmes originaux et porteurs d’avenir, le pâturage des chèvres laitières hautes productrices, les apports de la modélisation pour comprendre le fonctionnement du troupeau de chèvres laitières et les techniques rationnelles d’élevage caprin en milieu tropical.
Le premier article de Manfredi et Ådnøy (2012) sur la génétique des caprins laitiers, est un travail franco-norvégien illustrant la collaboration continue sur ce thème entre les deux pays depuis près de 50 ans. Il fait le point sur les études de génétique polygénique relatives à la production et à la composition du lait. Il traite de l’approche moléculaire qui démarre en caprins et surtout répond à la question d’actualité sur ce que nous pouvons attendre dans les années futures de la sélection génomique en caprins.
Le deuxième article de Hoste et al (2012) sur la pathologie caprine, a réuni des spécialistes de l’INRA, des écoles vétérinaires, de l’Anses et de l’Institut de l’Elevage. Il fait le point sur les recherches en cours et leurs applications concernant diverses pathologies infectieuses d’actualité dans le secteur caprin. Ainsi il passe en revue les principales pathologies provoquées par les prions et les virus, par les agents bactériens et la question des parasites gastro-intestinaux. L’article évoque aussi le projet de la mise en place d’un observatoire des maladies caprines en France. Il se termine par une réflexion intéressante soulignant la proximité des agents pathogènes en ovins et caprins et les différences dans les processus morbides chez ces deux espèces. Il en conclut que des études originales sur caprins sont tout à fait fondamentales pour appréhender certains mécanismes pathogéniques.
L’article suivant de Sauvant et al (2012) se propose d’actualiser les recommandations alimentaires des caprins publiées en 2007, pour répondre à une demande du développement. Les avancées dans ce domaine proviennent notamment d’une approche modélisée de la connaissance des nombreuxfacteurs de variation du poids vif, de la production laitière et de la composition de lait. Les lois de réponse plus précises aux apports d’aliments concentrés, les nouvelles lois de réponse concernant la sécrétion des acides gras du lait ainsi que les excrétions d’azote et de méthane, ainsi que les valeurs repères applicables sur le terrain concernant le comportement alimentaire, l’acidose et les besoins en eau sont les principales nouveautés. L’alimentation représente, rappelons-le, 70% en moyenne du prix de revient du litre de lait de chèvre.
Parmi les trois articles plus spécifiques sur des sujets originaux, figure l’article de Lefrileux et al (2012) sur l’aptitude des chèvres hautes productrices de lait à valoriser les prairies temporaires au pâturage. Il répond à des demandes variées, notamment la demande sociétale pour une conduite d’élevage plus écologique. Or, peu d’information existe sur ce sujet, d’une part, en raison de la diminution de ce mode d’alimentation à cause des problèmes parasitaires rencontrés et, d’autre part, car la chèvre a la réputation d’être une mauvaise utilisatrice du pâturage et d’avoir un comportement très affirmé pour sélectionner son ingéré. Les auteurs montrent qu’il est possible d’obtenir des performances laitières de 1000 – 1100 kg de lait par an et par chèvre avec des régimes alimentaires où plus de 50% des besoins énergétiques sont couverts par le pâturage.
L’étude du fonctionnement du troupeau caprin est un sujet qui a déjà été développé à l’INRA (Santucci et al 1994) mais, au cours de ces dernières années, elle a fait l’objet d’avancées importantes grâce à l’utilisation de la modélisation. L’article de Puillet et al (2012) présente un simulateur de fonctionnement du troupeau caprin laitier permettant de tenir compte de la variabilité individuelle des carrières animales et d’étudier comment les conduites de l’alimentation et de la reproduction mises en œuvre par l’éleveur, modulent les performances du troupeau. De tels outils sont appelés à l’avenir à avoir diverses applications au niveau du terrain pour les agents de développement, par exemple pour quantifier le risque biologique associé à certaines conduites d’élevage. Le Centre INRA des Antilles-Guyane travaille depuis plus de 50 ans sur l’amélioration des systèmes de production caprine en milieu tropical (Alexandre et al 1997). Alexandre et al (2012) présentent dans le dernier article de ce numéro une synthèse sur la situation de l’élevage caprin en zone tropicale. Rappelons que 95% des caprins vivent en milieu tropical. A travers leur grande expérience du sujet, ces auteurs proposent des voies d’amélioration très prometteuses grâce à l’apport d’intrants bien réfléchi techniquement et économiquement, à l’utilisation de l’effet mâle en reproduction et à une complémentation à base d’aliments non conventionnels.
Les six articles de ce numéro ne doivent pas occulter les autres recherches sur les caprins effectuées par l’INRA ou d’autres organismes. Comme il n’est pas possible d’être exhaustif, citons simplement quelques exemples qui peuvent intéresser le développement : la maîtrise de la reproduction femelle sans utilisation d’hormones pour répondre aux cahiers des charges de certains produits caprins labellisés (Brice et al 2002) ; la monotraite, technique qui a priori séduit les éleveurs en permettant une réduction de charge de travail (Komara et Marnet 2009) ; les risques d’acidose en liaison avec le comportement alimentaire des chèvres laitières, trouble métabolique encore fréquent avec certainstypes de régimes et dont les conséquences économiques peuvent être importantes (Desnoyers et al 2009) ; l’évaluation des systèmes de production caprine (Bossis et al 2008, Toussaint et al 2009) sans oublier les travaux de technologie laitière réalisées par l’ITPLC sur le fromage de chèvre (Raynal-Ljutovac et al 2007a). Il faut noter aussi le début d’études sur le bien-être des caprins (Servière et Morand-Fehr 2012) et le besoin de travaux sur les lactations longues (14 - 20 mois),technique qui séduit de plus en plus d’éleveurs. Nous devons aussi signaler deux documents importants, l’un sur la qualité du lait de petits ruminants (Haenlein et al 2007) et l’autre sur la production et la qualité de la viande caprine (Mahgoub et al 2011) dans lesquels les travaux de recherches français sur l’influence des systèmes d’alimentation sur la qualité du lait de chèvre (Morand-Fehr et al 2007), sur la stabilité à la chaleur de ce lait (Raynal-Ljutovac et al 2007b) et sur la composition lipidique du chevreau (Morand-Fehr et al 2011) sont présentés.
Il nous reste à souhaiter que la lecture de ce numéro apporte une somme d’informations originales à tous les lecteurs cherchant à prendre connaissance des dernières avancées de la recherche caprine et que la recherche caprine se maintienne et se développe à l’avenir en France pour répondre aux demandes de la filière, mais aussi en milieu tropical où les caprins jouent un rôle socio-économique essentiel pour certaines populations rurales.