Moussaoui, Abderrahmane. "Violence". Anthropen, 2019. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.123.
Resumen
Le terme violence qualifie un certain nombre de manifestations allant de l’altercation verbale jusqu’aux destructions de masse, en passant par l’agression physique, le viol, le meurtre, la torture, les mutilations, etc. Infligées ou subies, discontinues ou constantes, localisées ou endémiques, accidentelles ou motivées, ces expressions de la violence se compliquent encore par leur caractère tantôt privé, tantôt public, assumé et revendiqué ou dissimulé et renié. La violence est si protéiforme qu’elle ne cesse de voir les discriminants de sa catégorisation et les grilles de classification se démultiplier. Le critère est tantôt spatial (violence urbaine), tantôt social (violence conjugale, ouvrière), tantôt politique (répression, coercition, guerre, assassinat politique, terrorisme), économique (exploitation, injustice), sexuel (viol, maltraitance), ou encore psychologique (automutilations et autres actes pervers). Englober toutes ces manifestations dans une même perspective relève de la gageure (Michaud 2004 ; Crettiez 2008). Comment approcher pareils phénomènes aux formes et motivations aussi diversifiées selon les mêmes grilles théorico-méthodologiques? D’autant plus qu’à ces expressions physiques de la violence s’ajoutent toutes celles qui relèvent de la « violence symbolique ». Consentie (plus que subie), cette violence impose un certain ordre dans les manières d'être. Elle englobe tous les dispositifs dont usent les dominants pour que les dominés intériorisent et acceptent leur statut et leur état de dominés (Bourdieu & Wacquant 1992). Elle participe de cette violence structurelle inhérente à tout pouvoir, qu’il soit celui du pater familias ou du chef élu ou imposé. Elle peut être liée à la forme même de l'organisation sociale à laquelle on adhère et qu’elle tend à malmener. Le politiste norvégien Johan Galtung (1969) est sans doute le premier à l’évoquer, faisant remarquer que dans cette forme de violence il n’y a pas de lien évident et apparent entre les sujets. Inscrite dans des structures sociales, cette violence est plus insidieuse mais non moins destructrice. Outre ces violences dévastatrices du lien, l’anthropologie a mis en évidence un autre genre de violences, celles destinées précisément à instaurer le lien, à le suturer ou à le raffermir. Ces violences fondatrices qui ponctuent les rites de passage (tatouages, circoncisions, excisions, scarifications et autres marquages corporels), souvent violentes et non exemptes de douleur, ont pour finalité d’agréger les individus à des communautés. Initiatique, cette violence qui laisse une marque distinctive (du rang, du sexe, etc.), n’est jamais perçue comme telle par ceux qui l’adoptent (Bodiou et Briand 2015). Malgré la variété de ses expressions et de ses modes d’effectuation, l’acte de violence demeure aisément identifiable. En revanche, il en est tout autrement quand il s’agit de définir ce qu’est la violence. Tous les dictionnaires la mettent en rapport avec l’exercice d’une force brutale ou excessive en vue de soumettre, contraindre ou obtenir quelque chose. Pour la majorité des approches, la violence a été longtemps conçue comme un « usage délibéré de la force pour blesser ou détruire physiquement » (Gurr, 1970). Au milieu des années 1990, la définition de l’OMS en élargit l’acception. Se voulant exhaustive, elle intègre à la fois les actes individuels et communautaires, commis contre autrui ou auto-infligés; qu’ils soient interpersonnels ou collectifs. Elle couvre tout aussi bien les actes de violence que les menaces et intimidations de tous ordres, induisant des atteintes physiques, psychologiques, ou affectives. Toutefois, cette définition demeure encore fortement associée aux violences physiques et n'évoque pas clairement et suffisamment les violences psychologiques et morales découlant d’actes verbaux, d'attitudes et autres conduites symboliques. Plus largement, F. Héritier (1996 : 17) appelle « violence toute contrainte de nature physique ou psychique susceptible d'entraîner la terreur, le déplacement, le malheur, la souffrance ou la mort d'un être animé; tout acte d'intrusion qui a pour effet volontaire ou involontaire la dépossession d'autrui, le dommage ou la destruction d'objets inanimés (…) ». Complète et exhaustive, cette définition souligne, une fois encore, la difficulté à parler de la violence de manière générale. La violence est une force dont l’exercice s’inscrit immanquablement dans le cadre de normes partagées. Ce sont de telles normes qui caractérisent, in fine, ce qui relève ou non de la violence. Celle-ci est justement le plus souvent un dépassement de la règle ou de la norme admise, une démesure. Elle est ce qui remet en cause l’existence de ce qu’Hanna Arendt (1989 : 283) appelle « un monde commun ». Yves Michaud (1978 : 101) le dit avec ses mots : la violence « tient plus à la dissolution des règles qui unifient le regard social qu’à la réalité qu’elle peut avoir ». À ce titre, la manifestation de la violence est l’indice d’une rupture de consensus, dont la finalité est de contraindre et de faire mal, de manière volontaire et apparemment gratuite. Elle est tantôt une infraction, tantôt un outrage. Chaque société désigne ce qu’elle considère comme violent en tentant de le réduire par l’éthique, la culture, le droit, la contrainte et en lui opposant… de la violence. Ce sont les logiques qui président à ces choix que l’anthropologue ne cesse de pointer dans leur singularité pour tenter de comprendre le phénomène dans son universalité. Même si le catalogue des actes de violence semble infini, et l’imagination des bourreaux individuels et collectifs incommensurablement fertiles, il n’en demeure pas moins que cette violence s’exerce toujours ou du moins le plus souvent selon des logiques inscrites dans un contexte historico-culturel. La « violence » est enchâssée dans une matrice éthique et obéit à une échelle de valeurs qui rend sa perception et, partant, sa signification variables selon les normes de référence en usage. Polymorphe, elle est également et nécessairement polysémique; et sa perception culturellement et sociohistoriquement déterminée. Des châtiments tolérés naguère (sectionner la langue des blasphémateurs, noyer des femmes adultères), sont décriés par des sociétés contemporaines pratiquant d’autres formes de violence (chaise électrique ou injection létale), estimées moins cruelles à leurs yeux. Ce sont en général les actes et conduites jugés illégitimes qui sont qualifiés de violents; tous ceux, tout aussi violents, mais exercés au nom d’une règle partagée ou par un pouvoir considéré comme légitime, ne sont pas tenus pour de la violence; ils sont perçus comme une coercition, une contrainte. Que ce soit pour Hobbes (2000) ou Weber (1959), l’usage légitime de la violence prévient la violence. Dès lors, il n’est plus de la violence. Loin d’être un phénomène débridé, la violence est souvent un outil savamment orchestré destiné à faire obéir ou à punir. Qu’elle soit privée ou publique, la violence est toujours inscrite dans une matrice symbolique qui structure ses modes d’effectuation et lui donne sens aux yeux de ses protagonistes. Ainsi devient-elle légitime pour son auteur; et parfois même pour celui qui la subit, la vivant comme une fatalité ou se considérant comme victime expiatoire. Ainsi, est-elle une « configuration » (Elias, 1989) où les adversaires sont aussi des partenaires agissant selon des règles partagées. Une propension devenue routinière consiste à toujours considérer la violence comme une réactivité instinctive, motivée par une pure répétition pavlovienne et paresseuse. Les études des violences urbaines ont pu montrer que celles-ci peuvent être un indicateur d’inégalité ou de défiance vis-à-vis des institutions; et, partant, l’expression d’une volonté de négociation. La manifestation de la violence est un « signal de danger » nous dit Lewis Coser (1982). Autrement dit, la violence fait à la fois signe et sens. Elle n’est pas que l’expression du chaos et du désordre. L’exercice de la violence (notamment politique) a le souci à la fois de l’efficacité et de la légitimité. Le plus souvent, la violence n’est ainsi qualifiée qu’en rapport aux seuls faits concrets, quantifiables et mesurables. Or, d’un point de vue anthropologique, la violence intègre à la fois l’éthique, les valeurs partagées, les sentiments, etc. La rumeur, l’ironie ou la satire peuvent être ressenties comme plus violentes que des coups. Physique, psychologique ou symbolique, la violence est toujours un fait « construit » à partir d’une culture partagée; dont la perception et l’intensité sont étroitement en rapport avec les normes communément admises. Quelle que soit la forme de son expression, la violence demeure un « fait social total »; car elle est toujours enchâssée dans d’autres faits sociaux qui démultiplient ses logiques et ses univers de sens (politique, religieux, économique, social etc.) (Clastres, 1977 ; Kilani, 2006). Instinct naturel, moyen d’imposer l’ordre social ou vecteur du changement social? La violence est une des catégories les plus discutées dans les sciences humaines et sociales; mobilisant terrains et théories pour saisir un phénomène en passe de figurer parmi les universaux et ne cessant de réinventer ses formes d’expression. Pour Thomas Hobbes (2000), l’une des références inévitables dans ces débats, l’homme est un être « duplice », naturellement violent mais socialement dans l’obligation de rechercher la répression de son agression en acceptant de se conformer aux règles d’une instance qui lui permettrait de vivre en société. Pour Hobbes, c’est l’égalité primordiale entre les hommes qui serait à l’origine des affrontements. Jean-Jacques Rousseau (1971) reproche au philosophe britannique d’avoir attribué à l’homme vivant dans l’état de nature les attributs et les passions propres à l’homme vivant dans la société. Ces deux postures spéculatives vont constituer dans une large mesure le cadre de pensée dans lequel seront débattues thèse et contre-thèse sur la nature violente ou non de l’homme. La première défend le caractère inné de la violence, tandis que la seconde la considère comme un acquis culturel. En anthropologie, l’intérêt pour la violence comme phénomène, est présent dès les premiers travaux qui ont pu montrer que toutes les sociétés contiennent de la violence, la produisent, l’utilisent et la gèrent. Mise en avant par Max Weber (1959) dans sa théorie de l’État comme monopole de la violence légitime, elle est popularisée par les travaux de René Girard (1972, 1978). Pour ce philosophe et anthropologue, les désirs de l’homme sont mimétiques et engendrent une violence fondée sur la « rivalité ». L’homme désire les mêmes objets que son prochain, et son désir augmente en fonction de celui de l’autre. Ce désir mimétique débouche sur la violence qui, de proche en proche, devient générale et concerne toute la société. Pour y remédier, Girard s’écarte des thèses wébériennes qui préconisent l’instauration d’une violence légitime confiée à l’État. Il postule que les hommes déplacent leur hostilité sur une victime émissaire (Girard, 1972). C’est le sens du sacrifice présent dans toutes les sociétés humaines. C’est le « désir mimétique » à l’origine de la violence qui caractérise l’être humain en société. Pour empêcher le saccage de cette violence réciproque, présente dans l’essentiel des rapports humains et dans toutes les sociétés dès le début de leur formation, la communauté sacrifie une victime arbitraire consensuelle. La haine de chacun est transférée sur cette victime émissaire dont la mise à mort est expiatoire. Elle sauve la communauté et lui permet de survivre. En évitant la violence destructrice de la communauté, cette violence sacrificielle et pacificatrice se transforme en une violence fondatrice. Les anthropologues se sont également intéressés à la forme institutionnelle de la violence. Ainsi, la guerre mobilisera l’essentiel des théories. Une approche naturaliste développée notamment par André Leroi-Gourhan (1965), postule que la guerre (comme violence institutionnelle) est la conséquence de l'évolution naturelle de l'Homme, qui de chasseur devient guerrier. Pour cet ethnologue et penseur des techniques et de la culture, la violence humaine relèverait du biologique. Postulant que la guerre est une extension de la chasse, il considère que l’homme, à l’instar de l’animal, est un être prédateur et donc violent par nécessité. Le social et l'institutionnel sont ainsi naturalisés. La violence permet de se procurer les rares ressources disponibles. Une telle approche rejoint celle qui met en rapport la guerre et les pénuries de nourriture dans les sociétés primitives. D’autres thèses, plus répandues, estiment certains modèles culturels, comme la virilité, l'autoritarisme culturel et la religion, à l'origine immédiate et exclusive de cette violence. Ce courant culturaliste considère la violence comme un phénomène culturel. Une de ses premières figures, Ruth Benedict (1950), a tenté d’opposer la culture apollinienne des Indiens Pueblos, qu’elle considère comme communautaire et pacifique, à celle des Indiens des plaines, qu’elle définit comme passionnés et agressifs et dont elle qualifie la culture de dionysiaque. Une autre approche culturaliste, celle de Claude Lévi-Strauss, voit dans la violence un mode d’échange, un « échange malheureux ». Pour le théoricien du structuralisme, la guerre est l’expression d’un échec dans l'échange entre communautés, lequel échange est à ses yeux fondateur des sociétés. L’anthropologie Pierre Clastres (1977) réfutera toutes ces théories pour soutenir que la guerre est constitutive de la société primitive. Elle n’est, selon lui, ni un instinct animal, ni la conséquence d’un manque, ni l’expression d’un ethos culturel, ni un échange raté. Elle est au fondement même de l’être ensemble. Étant sans hiérarchie, la société primitive use de la guerre contre l’Autre comme moyen de raffermir son unité. Depuis Thomas Hobbes, la violence hors d'un cadre prescrit par l'État est considérée comme une pathologie sociale. Contre cette vision, Pierre Clastres soutient que les violences (apparemment déviantes ou criminelles) s'inscrivent dans un univers social, culturel et symbolique pour faire sens. Poussée à ses limites, cette approche compréhensive risque de conduire à soutenir des légitimations au nom du relativisme culturel. Dans un monde où génocides, guerres, terrorismes et autres destructions de masse sont devenus une réalité quotidienne, plusieurs auteurs soutiennent la thèse de Norbert Elias (1989) sur le recul de la violence et la domestication de l’animal humain. Contre-intuitive, cette thèse est défendue par plusieurs historiens sur la base de travaux sur des archives judiciaires, dont l'historien Jean-Claude Chesnais (1981 : 14) qui estime qu' « il y a au cours des derniers siècles une régression considérable de la violence criminelle ». Si aujourd’hui on parle de son omniprésence, c’est parce que le seuil de tolérance aurait baissé. Nous serions devenus plus sensibles à la violence, subjectivement. Ceux qui rejettent une telle thèse préfèrent souligner le nombre et la diversification des formes des violences : génocides, attentas, terrorismes, etc. (Wieviorka, 2004). En effet, la violence a pris des formes inédites en rapport avec la complexification de notre organisation sociale. La technologie a contribué à une certaine sophistication de la violence et à sa mise à distance. Sa « domestication » s’opère par sa taylorisation. L’acte de tuer ou de perpétrer un génocide est noyé dans les échelons de la décision (du général qui décide au soldat qui exécute) et dans une « chaîne opératoire » plus ou moins longue. Grâce à cette « taylorisation », la violence se trouve aujourd’hui « domestiquée ». L’euphémisation par la technologie (écrans) la rend supportable par celui qui l’exécute; tout comme le sacré l’avait déjà rendue acceptable et supportable aux yeux, à la fois, de celui qui la donne et de celui qui la subit (Matthew, 2017 ; Blaya, 2011). Quoi qu’il en soit, le développement vertigineux de la technologie, et de l’organisation bureaucratique, contribue à cette « banalisation du mal » (Arendt 1991) en rendant moins perceptibles et plus insidieuses ces violences. Les armes biologiques sont moins spectaculaires dans leur usage mais plus dévastatrices dans leurs effets, tout comme les drones tuent de façon aussi chirurgicale que silencieuse (Chamayou 2013). Il suffit également de penser à toutes les formes de cyberviolence qui se développent dans le monde virtuel des réseaux sociaux, à l’instar du « revenge porn » ou « cyber-rape » (Blaya, 2011). Ce type de violence s’effectue en général sans échange verbal direct. Le registre du langage et l’émotion qu’il produit sont ainsi annulés, privant la victime de repères et d’alertes. Le « bourreau » est également protégé puisqu’il ne voit pas et il n’entend pas la réaction que produit son acte sur la victime. Dans cette nouvelle configuration que produit la cyberviolence, l‘agresseur n’est pas nécessairement plus fort, mais dispose de plus de latitude pour nuire. La thèse du recul de la violence ne tient pas suffisamment compte de sa sophistication, qui arrive à l’occulter. En revanche, la montée de la violence, souvent signalée, peut n’être que le signe d’un abaissement du seuil de tolérance face à des conduites plus ou moins agressives. En réalité, la notion de violence renvoie à deux dimensions, l’une factuelle et l’autre normative. Elle qualifie les effets de la force physique au regard de la transgression des normes socialement établies (Robert & al. 2008 ; Mucchielli, 2008).