Singleton, Michael. "Magie et sorcellerie." Anthropen, 2019. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.099.
Abstract:
Bien avant que Heidegger ait insisté sur la nécessité de poser la bonne question (Fragestellung), les Scolastiques en établissaient l’état (status questionis) avant d’y répondre. Or, les savants occidentaux qui se sont interrogés à propos des phénomènes de la Magie et de la Sorcellerie ont souvent sauté à pieds joints dans le piège ethnocentrique tendu aussi bien par leur tradition gréco-latine et judéo-chrétienne que leur usage d’une langue indoeuropéenne. D’une part, la première a opposé les Vérités objectives de la Raison pure aux dérapages subjectifs de la Déraison émotive et la morale de la Religion révélée à l’immoralité de la superstition satanique. D’autre part, le second, à cause de la distinction factice entre le nom (nature) et le verbe (action adventice) a dissocié comme allant de soi les substances permanentes et profondes des choses de leurs variations accidentelles. Il se fait que ces présupposés paradigmatiques sont ignorés par la plupart des cultures non occidentales et préjugent la compréhension équitable de celles-ci par des esprits occidentaux. Pour bien le comprendre, jusqu’à preuve manifeste du contraire, il faut assumer que l’Autre le soit radicalement : qu’il a fait son monde en fonction de principes primordiaux et de préoccupations pratiques irréductibles à leurs pendants responsables pour le monde occidental et qu’il en parle de manière tout aussi incommensurable. Pour commencer au commencement : tout ce qui fait sens part de et revient à un acteur personnel, à un « Je », incarné dans son corps propre d’instant en instant et incorporé en continu dans sa situation sociohistorique. A supposer que « Je » soit un anthropologue occidental ou occidentalisé (il n’y en a pas d’autres) alors il aborde les faits ou les construits culturels d’autrui avec le déjà tout fait chez lui dont sa rationalité (scientifique) et sa religiosité (chrétienne) avec le risque d’identifier son interlocuteur indigène comme lui-même en plus petit et en moins performant. Le seul moyen d’éviter cette réduction des réalités d’autrui aux réalisations de chez soi est de le rencontrer en fonction de prémisses purement heuristiques telles qu’en amont, la primordialité de l’Agir et en aval, la localisation des actions de fait dans des lieux particuliers. Si tous les vivants, les humains inclus, cherchent à en sortir, justement, vivants, ils le font dans le milieu ou mode de (re)production où ils se retrouvent et avec la mentalité et selon les mœurs qui s’y trouvent. C’est dire que l’abc de l’approche anthropologique est d’ordre topologique : à chaque lieu (topos) sa logique et son langage. Or, abstraction faite de son dénigrement rationaliste et religieux, la magie définie comme la confiance (aveugle) dans l’efficacité (automatique) du recours (rigoureux voire rigoriste) à des moyens (mécaniques), des gestes (immuables) et des formules (figées), possède en propre un milieu où il a droit d’avoir lieu. Néanmoins, commençons par le non-lieu de la magie. Chez les Pygmées Bambuti du Congo il n’y a ni prêtre ni politicien, ni policier ni professeur, ni plombier ni prédateur. Par conséquence, en l’absence de tout Dehors pesant, idéologique ou institutionnel, il est tout à fait topo-logique que dans ses rapports avec les siens et la Forêt le « Je » le Mbuti ne se fie qu’à son dedans. D’où le fait que les topographes du monde pygmée ont constaté non seulement qu’il était sans magie aucune mais que sa religiosité étant une affaire de pure spiritualité personnelle il y avait peu de sens à parler d’une religion pygmée faute de spéculations dogmatiques et de structures cléricales. Par contre, chez leurs voisins, des agriculteurs bantous, les mêmes topographes (surtout les théologiens parmi eux) ont conclu que la magie avait largement pris le dessus sur le religieux. Mais, de nouveau, rien de plus topologiquement normal dans ce constat. Quand, dans un village bantou ou dans une paroisse ouvrière, tout vous tombe dessus en permanence du dehors et d’en haut, il n’y a guère de place pour le genre de religiosité profonde que peuvent se permettre des gens soit libres de leurs moyens soit en ayant peu. Quand les ancêtres ou l’administration vous ont imposé des tabous et des interdits dont le non-respect même involontaire entraine des sanctions immédiates et automatiques, quand votre comportement quotidien est préprogrammé à la lettre de votre condition sociale, de votre âge et sexe, quand pour faire face vous avez besoin des autorités et des experts, quand en respectant minutieusement le règlement vous évitez les ennuis et quand en remplissant correctement les formulaires des allocations familiales et autres vous sont acquises comme par magie… comment ne pas croire que des objets matériels et des opérations rituels produisent infailliblement par le simple fait d’avoir été scrupuleusement activés (ex opere operato) les objectifs escomptés ? Entre le respect irréfléchi des tabous ancestraux et l’observance stricte des commandements de l’Eglise, entre le recours à des amulettes prescrites par votre « sorcier » traitant et la foi dans les médailles miraculeuses distribuées par votre curé paroissial, entre l’efficacité ipso facto des malédictions et des bénédictions du magicien villageois et les paroles de transsubstantiation d’un prêtre catholique (même en vue d’une messe noire), il y a beau béer une abime théologique, topologiquement parlant c’est du pareil au même. De ce point de vue topologique, les missionnaires, notamment catholiques, n’ont pas tant converti le païen superstitieux à la religion révélée que remplacé la magie indigène par un succédané chrétien. Si, en devenant catholiques les WaKonongo que j’ai côtoyé dans la Tanzanie profonde entre 1969 et 1972 ont cessé de sacrifier un poulet noir à Katabi et commencé à se payer des messes à la Vierge contre la sécheresse c’est que restés foncièrement pagani ou ruraux, cette nouvelle interlocutrice leur était parue plus faiseuse de pluie que le préposé d’antan. Avant d’éventuellement passer à leur consécration ou à leur condamnation, il faut enlever dans la présence ou l’absence du langage et de la logique ritualiste (décrits et parfois décriés comme « la mentalité et mécanique magique ») tout ce qui relève inéluctablement du lieu. Ce ne sont pas les seuls rationalistes ou religieux occidentaux qui, en escamotant leurs conditions topologiques, se sont lancés dans appréciations et dépréciations intempestives de la magie et la sorcellerie. Les Pygmées préférant faire l’amour avec des femmes réglées se moquaient de la peur bleue du sang menstruel éprouvée par des Bantous. Débarqués volontairement au village, ils faisaient semblant de croire aux menées mortelles des sorciers afin de ne pas compromettre les ponctions qu’ils opéraient auprès de leur prétendus « Maîtres ». Les Ik, les pendants ougandais des Bambuti, tout en sachant que des rites magiques (sacrifice du poulet ou de la messe) ne pouvaient pas produire de la pluie en inventaient de toutes pièces pour profiter de la crédulité de leurs voisins pasteurs et agriculteurs. Il existe donc des lieux sans sorcellerie. Mais si c’est le cas, c’est surtout parce que pas plus que Le Mariage ou La Maladie et un tas d’autres choses du même gabarit onto-épistémologique, La Sorcellerie « ça » n’existe pas en tant qu’une substantialité qui serait solidement significative indépendamment de ses manifestations singulièrement situées. N’existent pleinement en définitive que des mariés, des malades et des sorciers. Le fait de s’exprimer en une langue indoeuropéenne induit cette illusion essentialiste que les pratiquants d’une autre langue ne partagent pas. En disant « il pleut » ou « it’s raining » nous imaginons instinctivement que le sujet de la phrase représente une entité essentielle, la pluie, qui existe au préalable avant, comme le verbe l’implique, qu’il se mette tout d’un coup mais après coup à pleuvoir. Or, et de manière autrement plus phénoménologiquement plausible, un peuple indien de l’Amérique du Nord, les Hopi, non seulement pensent uniquement à un processus, « la pluviation », mais quand ils en parlent ciblent une expérience particulière. Forcé et contraint par les évidences ethnographiques, ayant eu à enquêter sur des cas concrets de sorcellerie entre autres en Tanzanie, au Nigeria, au Congo, en Ethiopie et au Sénégal, j’ai chaque fois eu l’impression non pas d’avoir eu affaire à des variations de la Sorcellerie ut sic et en soi mais à des individus et des instances aussi incompressibles qu’incommensurables entre eux. Débarqué chez les WaKonongo non seulement avec des histoires de sorcellerie à l’occidentale en tête mais l’esprit empli d’élucubrations théoriques que j’imaginais devoir faire universellement loi et univoquement foi, mes interlocuteurs m’ont vite fait comprendre que je me trouvais ailleurs dans un monde tout autre. Puisqu’ils parlaient de mchawi et de mlozi, ayant en tête la distinction zande, j’ai demandé si le premier n’était pas mal intentionné à l’insu de son plein gré là où le second empoisonnait littéralement la vie des siens. Ils m’ont répondu n’avoir jamais pensé à cette possibilité, mais qu’ils allaient y réfléchir ! En conséquence, j’ai cessé de les harceler avec mes questions me contentant d’observer ce qu’ils disaient d’eux-mêmes et de participer à ce qu’ils faisaient – y inclus à des procès contre des sorciers. Ignorant notre dualisme manichéen (le Bon Dieu luttant avec le Mal incarné pour sauver les âmes du péché) ainsi que des manuels rédigés par des Inquisiteurs célibataires obsédés par « la chose », leurs sorciers n’avaient jamais pensé qu’ils pouvaient profiter d’un pacte avec le Diable et donner libre cours en sa compagnie à leur perversité sexuelle. Anthropophages, leurs sorciers avaient surtout faim (comme les WaKonongo eux-mêmes lors de la soudure ou des famines) et se débrouillaient sans faire appel à des démons. En outre, loin s’en faut, tous les wachawi n’étaient pas méchamment mauvais. Lors d’une réunion pour créer un village ujamaa personne n’a bronché quand parmi les spécialistes requis quelqu’un proposait un sorcier. « Etre vieux » et « être sorcier » semblaient parfois synonyme – peut-être comme l’aurait dit Gabriel Marcel, à cause du mystère qui entoure l’autorité des survivants. Traité de sorcier moi-même, on m’a rassuré que je comptais parmi les wachawi wa mchana (de plein jour) et non wa usiku (de la nuit). Si j’ai dû quitter précipitamment mon village c’est qu’à l’encontre des miens, contents d’avoir eu enfin affaire à un Blanc au courant du programme africain, les autorités du pays n’appréciaient guère le fait que j’aurais téléguidé des serpents sur un village rival. A première vue paradoxalement, la sorcellerie fonctionnait comme un mécanisme de justice distributive : ayant proposé de lui procurer de la tôle ondulée, un voisin dynamique a décliné mon offre de peur que le premier à en profiter des vieux jaloux n’envoient de nuit des hyènes dévorer les viscères de sa femme et ses enfants : « tant que tout le monde n’est pas en mesure de se procurer de la tôle » dit la croyance « personne n’y a droit ». Enfin et surtout, quand les WaKonongo parlaient de l’uchawi en général ils ne le faisaient jamais à froid afin d’aboutir au genre d’abstraction analytique d’ordre structurelle et substantialiste qui fait la joie des anthropologues théoriciens. C’était toujours à chaud et de manière heuristique : « n’ayant pas encore deviné le nom du mchawi qui m’en veut à mort je suis bien obligé de le situer dans un nébuleux anonyme ». Entre des hypothétiques sinon chimériques lames de fond qui ont pour nom la Magie ou la Sorcellerie et l’écume ethnographique qui émerge d’une multiplicité de monographies irréductibles, il faut bien choisir. Or, si l’anthropologie est ce que les anthropologues ont fait, font et feront, il n’y a pas de raison de croire que, pour l’essentiel, les magiciens et les sorciers (les uns plus approximativement que les autres), ne seraient que des avatars sociohistoriques de la Magie ou la Sorcellerie archétypiques fonctionnant comme des Réels de référence transhistorique et transculturels. Avant de les atteler accessoirement à l’une ou l’autre de ses charrues conceptuelles, l’anthropologue a intérêt de s’attarder sur le sort de ses bœufs vivants. En se contentant de faire état de ce que les magiciens et les sorciers ont diversement fait, font distinctement et feront autrement, on risque moins d’être victime de cette illusion d’optique ontologique que Whitehead décriait comme du « misplaced concreteness » - la confusion entre des substances purement spéculatives et la signification toujours singulière des « singletons » sociohistoriquement situées !