Auclair, Isabelle. "Féminismes." Anthropen, 2019. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.096.
Abstract:
« Nous sommes tous féministes » affirmait Chimamanda Ngozi Adichie en 2015. L’argumentaire de cette auteure nigériane met de l’avant l’importance de réfléchir et d’agir collectivement pour enrayer les inégalités qui existent entre les hommes et les femmes, déboulonnant ainsi l’idée que l’égalité serait atteinte et réaffirmant la pertinence du féminisme. Le féminisme peut être défini comme une «prise de conscience d’abord individuelle, puis ensuite collective, suivie d’une révolte contre l’arrangement des rapports de sexe et la position subordonnée que les femmes y occupent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire» (Toupin 1998 : 10). La reconnaissance de l’oppression des femmes et des inégalités systémiques qui en découlent est centrale aux théories, aux mouvements et aux luttes féministes. Cependant, la modulation historique et géographique de cette oppression, selon le contexte social et culturel, génère des conceptions diversifiées des causes menant à la subordination des femmes et des mesures à prendre pour atteindre l’égalité. Reconnaissant l’hétérogénéité du féminisme, il est pertinent d’utiliser le pluriel pour aborder de façon plus large «les féminismes». Cette diversité des théorisations et des mouvements féministes rend l’exercice de définition et de catégorisation complexe, voire limité. Il est toutefois possible de poser des balises et des pistes de définition en s’intéressant aux différents courants de pensée. Dans une perspective historique, la pensée féministe est souvent représentée en trois vagues, bien que celles-ci recoupent une multitude de courants. La première vague est associée à la période du début du XXe siècle, qui a vu notamment l’émergence du mouvement des suffragettes pour les droits politiques des femmes. Alors que la deuxième vague est généralement associée aux combats sociaux initiés dans les années 1960 visant notamment les revendications quant aux droits sexuels et reproductifs des femmes et le droit à une vie sans violences, la troisième est associée à la période contemporaine du début du XXIe siècle et à l’éclatement des conceptions et la diversité des points de vue, notamment par les réflexions queer, intersectionnelles et postcoloniales. Bien que cette catégorisation soit aidante parce que simple, elle cache la diversité des courants et leur chevauchement. Aborder la définition des féminismes par ses différents courants permet une meilleure prise en compte de cette diversité mais demeure tout de même réducteur puisque tous les courants ne peuvent être détaillés et chacun est complexe et comporte ses propres nuances et tensions. La conception des causes des inégalités et des façons de les aborder diffèrent entre les courants. Les tenant.e.s du féminisme libéral et égalitaire remettent en question le rôle traditionnel des femmes et les discriminations qu’elles vivent en recherchant l’égalité de droits. Les féministes s’inscrivant dans le courant radical (Mathieu 1991) souhaitent aller à la racine de l’oppression des femmes qu’elles identifient comme étant le système et les structures patriarcales. Selon Christine Delphy (2004 : 155), le patriarcat « (…) désigne une formation sociale où les hommes détiennent le pouvoir, ou encore, le pouvoir des hommes. Il est ainsi quasi synonyme de « domination masculine » ou d’oppression des femmes ». Ce système de dévalorisation du féminin, soutenu par les structures inégalitaires et nourri par les manifestations machistes, engendre la subordination des individus associés à ce groupe. Le courant marxiste féministe priorise quant à lui la prise en compte de l’exploitation économique des femmes en raison du système capitaliste. Combinant certains éléments des féminismes radical et marxiste, le féminisme matérialiste critique l’idée que le capitalisme prévaudrait sur le patriarcat. Ce courant s’attarde à l’analyse des conditions matérielles d’existence et à l’oppression des femmes au quotidien entre autres grâce au concept de division sexuelle du travail (Kergoat 2000). D’autres courants féministes émergent pour mettre de l’avant les réalités différenciées et les multiples oppressions que vivent les femmes, que ce soit en raison de leur orientation sexuelle, notamment par le féminisme lesbien qui donnera les bases de la réflexion sur l’hétérosexisme. Le féminisme afro-américain nait de l’invisibilisation des femmes afro-américaines dans les mouvements des droits civiques, en tant que femmes, et dans les revendications féministes, en tant qu’afro-descendantes (hooks, 1981). Ce courant met de l’avant l’importance d’analyser l’imbrication des différents systèmes d’oppression et leurs impacts sur la vie des femmes. Cette prise en compte donnera naissance au féminisme intersectionnel (Crenshaw 1989) lequel permet de reconnaître la co-construction des systèmes inégalitaires, incluant le sexisme, le racisme, la classe sociale, l’hétérosexime et le capacitisme ou validisme (stéréotypes, dévalorisation et discriminations des personnes en situation de handicap), ainsi que les effets imprévisibles de leur articulation. Selon Patricia Hill Collins et Sirma Bilge (2016), l’intersectionnalité s’appuie sur six idées de base : les inégalités sociales, le pouvoir, la relationnalité, le contexte social, la complexité et la justice sociale. Pour certaines féministes postmodernes, notamment celles ayant développé les théories queer, ce sont les catégories sociales binaires du sexe et du genre qui doivent être déconstruites pour éliminer les inégalités. Judith Butler (2004) parlera à cet effet de «défaire le genre». D’autres courants, plus marginaux, tels que le féminisme de la différence ou essentialiste, le féminisme anarchique ou l’écoféminisme, proposent d’autres analyses des causes des inégalités ainsi que des mesures pour les éradiquer. Les diverses perspectives féministes impliquent, entre autres, la priorisation de la prise en compte des besoins, des intérêts, des expériences des femmes et de leur propre analyse de celles-ci. S’appuyant sur leurs réalités et leurs enjeux spécifiques découlant du processus de colonisation qu’elles ont subi (et subissent encore), les femmes autochtones et des Suds ont développé les féminismes autochtones, postcoloniaux et décoloniaux (Verschuur et Destremau 2012). En somme, les féminismes proposent des analyses multiples et variées de la dissymétrie, de la binarisation et de la hiérarchisation des rapports sociaux de sexe et des inégalités qui en découlent. Les féminismes cherchent ainsi à visibiliser et à expliquer les inégalités systémiques que vivent les femmes de tous les horizons et qui se manifestent aux niveaux structurels, normatifs, organisationnels et comportementaux. Dans cette optique, les recherches et les initiatives féministes s’inscrivent dans une démarche de justice sociale visant à transformer en profondeur les rapports sociaux pour mettre en place des sociétés plus égalitaires (Dagenais 1987). Cette démarche multidisciplinaire, à laquelle plusieurs anthropologues ont contribué (notamment, Françoise Héritier (2007) et Nicole-Claude Mathieu dans le contexte européen francophone et Marie France Labrecque (2012) et Huguette Dagenais en contexte québécois), vise des changements sociaux. Pour ce faire, elle se déploie à la fois au niveau conceptuel, par le développement de théories et de méthodologies, que pratique dans les actions et les revendications sociales. Comme le suggère Diane Lamoureux (2016 : 18) « (…) le féminisme est le lieu d’une diversité idéologique qui ne constitue pas un frein, mais plutôt un moyen fécond de réfléchir et de se développer». Le slogan de 2015 de la Marche mondiale des femmes est évocateur de la pertinence des luttes et des réflexions féministes dans un contexte de diversité : «Tant que toutes les femmes ne seront pas libres, nous serons en marche! »