Chivallon, Christine. "Diaspora." Anthropen, 2017. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.064.
Abstract:
Définir la « diaspora » ne peut se faire sans signaler immédiatement que deux grands courants théoriques assignent à ce terme des acceptions assez différentes qui, si elles semblent se succéder, donnent lieu à des usages bien typés où se reconnaissent encore aujourd’hui les deux composantes majeures des ″diasporas studies″. Il existe ainsi un paradigme que l’on peut qualifier de ″classique″ qui cohabite de manière plus ou moins sereine avec un autre paradigme plutôt ″post-structuraliste″ lequel a largement dominé le champ consacré à l’objet ″diaspora″ depuis les années 1990. Pour entrer dans le domaine des études du fait diasporique, il nous faut ainsi partir d’une définition ″traditionnelle″ pour mieux comprendre la déconstruction dont la notion a fait l’objet. Dans cette perspective, le terme ″diaspora″ désigne les populations dispersées depuis une terre natale (homeland) qui ont conservé des liens durables entre les membres issus de cette dissémination, la longévité du sentiment d’appartenance collective se construisant en rapport avec la mémoire du territoire d’origine. L’étymologie du mot remonte à la Bible des Septante, traduction grecque des textes bibliques connus en hébreu et en araméen effectuée par des religieux juifs hellénophones. Le mot ″diaspora″ est formé à partir du verbe grec speiren (semer) et plus exactement du verbe composé diaspirein (disséminer). Selon les sources, il concerne soit l’exil de Babylone et la dispersion des Juifs après la destruction du second temple de Jérusalem (Bruneau 2004 : 8), soit la menace de dispersion comme châtiment divin envers les Juifs qui ne respecteraient pas la Loi de Dieu (Dufoix 2011 : 64). Historiquement, le nom ″diaspora″ appliqué à d’autres populations que le peuple juif s’accomplit dans une sphère judéo-chrétienne où Chrétiens, Grecs Orthodoxes, puis Protestants et Arméniens accèdent à cette dénomination selon le même schéma d’identification qui articulent les motifs de l’exil et de la persécution au sein d’un complexe mû par la religion. La dispersion volontaire au sein de diasporas dites ″marchandes″ s’affirme de son côté comme une sorte d’appendice de ce modèle religieux. La ″sortie″ d’une caractérisation par le religieux s’opère en même temps que la notion pénètre les milieux académiques. Les usages y sont d’abord sporadiques tout au long du XXème siècle, puis se resserrent autour d’une définition applicable à bien d’autres populations que celles du foyer biblique originel. Le premier des textes le plus remarquable est celui de John Armstrong (1976) qui pose le cas juif comme archétypal pour décliner à partir de lui une typologie où se distinguent des « diasporas mobilisées », plutôt « avantagées » à des « diasporas prolétaires » « appauvries » et « discriminées » au sein des « sociétés modernisées ». C’est avec l’ouvrage du politologue Gabriel Sheffer (1986) qu’est véritablement entamée la construction du champ des diasporas studies et que se trouve désignée une compétence migratoire particulière, à savoir celle de minorités qui dans les pays d’accueil, sont en mesure de ″préserver leur identité ethnique ou ethnico religieuse″ en lien avec ″un intérêt continu (...) dans les échanges avec leur terre d’origine″ (Sheffer 1986 : 9). Le modèle dit ″classique″ se consolide à partir de textes qui ont acquis le statut de références incontournables. Parmi eux figure l’article de William Safran (1991) publié dans le premier numéro de la revue phare fondée par Khachig Tölölyan en 1991 – Diaspora : A Journal of Transnational Studies – ainsi que l’ouvrage de Robin Cohen (1997). Ces deux écrits sont représentatifs de la perspective adoptée sur la base du modèle juif, même si c’est pour le ″transcender″ comme le dira Cohen (1997 : 21). La définition de critères sert à sélectionner parmi les populations migrantes celles qui correspondent à une formation diasporique. Plus ou moins nombreux, ces critères placent au premier plan la dispersion, le maintien durable d’une forte conscience communautaire, l’idéalisation de la patrie d’origine (Safran 1991 : 83-84 ; Cohen 1997 : 26). Sur cette base, des typologies sont proposées comme celle de Cohen (1997) où se côtoient des ″diasporas victimes″ issues de traumatismes (Africains, Arméniens), des ″diasporas de travail″ (Indiens), des ″diasporas impériales″ (Britanniques), des ″diasporas de commerce″ (Chinois, Libanais), enfin des diasporas dites ″culturelles″ (Antillais). Ces dernières, dont il faut noter qu’elles ne sont plus définies en rapport avec la cause de la dispersion, mais plutôt en lien avec la culture et l’identité, signalent en fait, comme nous le verrons plus loin, la nouvelle conception qui a émergé en adéquation avec les perspectives postmodernes. D’emblée, le concept de diaspora se présente comme transdisciplinaire. Politistes, historiens, sociologues, géographes anthropologues sont engagés dans les études des phénomènes diasporiques. On ne peut donc pas déceler une approche spécifiquement anthropologique tant les références sont facilement exportées d’une discipline à l’autre, et c’est sans doute ce qui fait la spécificité des diasporas studies. Le grand bouleversement du champ s’opère quand deux contributions majeures s’emparent de la notion et la font basculer dans un univers de significations réévaluées à l’aune de la posture anti-essentialiste. La diaspora classique, de par son insistance sur le caractère continu et quasi pérenne de la communauté par-delà la dispersion, véhicule les présupposés d’une nature sociale immuable. Avec les écrits de Stuart Hall (1990) et de Paul Gilroy (1993), la perspective est renversée. Plutôt que d’être réfutée, la diaspora devient au contraire emblématique d’une tout autre dispersion, celle qui concerne l’identité elle-même et touche aux fondements toujours incertains, contingents et labiles des façons d’être au monde. Le concept, de par sa charge sémantique évoquant la mobilité, la multi-territorialité, le voyage, l’exil, l’entre-deux, se trouve en concordance parfaite avec les exigences théoriques de la déconstruction post-structuraliste qui appelle la transgression des limites des grands récits. D’origine caribéenne, Hall et Gilroy élèvent au rang paradigmatique la diaspora noire issue de la traite transatlantique, cette formation culturelle leur paraissant être l’antithèse des cultures ethno-nationales transportées dans la dispersion par les anciennes diasporas. La Black Atlantic de Gilroy (1993 : 19) se définit ainsi ″à travers le désir de transcender à la fois les structures de la nation et les contraintes de l'ethnicité″. Avec Stuart Hall (1990 : 235), la notion d’hybridité est consubstantielle à la diaspora : ″L'expérience diasporique comme je l'entends est définie, non par essence ou par pureté, mais par la reconnaissance d'une nécessaire hétérogénéité et diversité, (…) par hybridité″. Autant chez Hall que chez Gilroy, ces modèles ne sont rendus intelligibles qu’au travers du rejet d’autres identités diasporiques, puisque ″la diaspora ne fait pas référence pour nous à ces tribus dispersées dont l'identité ne peut être confortée qu'en relation à une terre d’origine sacrée où elles veulent à tout prix retourner (…). Ceci est la vieille forme de ‘l’ethnicité’, impérialiste et hégémonique″ (Hall 1990 : 235). Cette contradiction théorique qui rend le postulat anti-essentialiste fortement dépendant de l’existence supposée réelle d’identités ″non-hybrides″ a donné lieu à des approches critiques (Anthias 1998 ; Chivallon 2002) sans pour autant miner les perspectives qu’elles ont ouvertes. En dissonance avec les premiers usages classiques du terme ″diaspora″ appliqué déjà anciennement au monde noir des Amériques (Chivallon 2004 : 149), elles ont permis de mettre au premier plan les multiples enseignements de l’expérience (post)esclavagiste des Amériques dans son rapport avec la modernité occidentale, bien au-delà des cercles spécialisés sur la diaspora noire. L’amplification des textes de Hall et Gilroy a été étonnamment rapide et a produit un véritable déferlement dont le texte de James Clifford (1994) s’est fait l’un des plus remarquables échos trouvant matière à alimenter sa perspective sur les travelling cultures auprès d’une diaspora devenue l’antithèse du modèle ″centré″ de Safran. La myriade des études diasporiques développées tout au long des années 1990 en est devenue insaisissable, amenant à parler de ″fétichisation″ du terme (Mitchell 1997) au sein d’un vaste ensemble discursif où se fabrique la coalition entre les épistémologies post-modernes, post-structuralistes, post-coloniales et l’objet providentiel de la ″diaspora″ pour les substantialiser. Cette ferveur académique s’est sans doute essoufflée au cours de la dernière décennie. Une fois l’engouement passé et qui aurait pu faire croire à l’abandon définitif de la perspective traditionnelle, les dichotomies demeurent. De ce point de vue, la conférence donnée par Khachig Tölölyan à l’Université d’Oxford en 2011, peut faire office de dernier bilan. Il y est question d’une cohabitation toujours effective entre les conceptions classiques et ″post″, non sans que son auteur évoque une opposition qui fait encore débat, préférant pour sa part réserver à la notion de ″diaspora″ les tonalités de la définition classique, et réclamant en définitive le mot ″dispersion″ pour englober (réconcilier ?) les binarités qui ont structuré le champ des diasporas studies. Dans tous les cas, à l’écart de la révolution conceptuelle à laquelle a pu faire penser la diaspora, la routinisation semble bel et bien aujourd’hui installée.