Leclerc, Véronique, Alexandre Tremblay und Chani Bonventre. „Anthropologie médicale“. Anthropen, 2020. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.125.
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L’anthropologie médicale est un sous-champ de l’anthropologie socioculturelle qui s’intéresse à la pluralité des systèmes médicaux ainsi qu’à l’étude des facteurs économiques, politiques et socioculturels ayant un impact sur la santé des individus et des populations. Plus spécifiquement, elle s’intéresse aux relations sociales, aux expériences vécues, aux pratiques impliquées dans la gestion et le traitement des maladies par rapport aux normes culturelles et aux institutions sociales. Plusieurs généalogies de l’anthropologie médicale peuvent être retracées. Toutefois, les monographies de W.H.R. Rivers et d’Edward Evans-Pritchard (1937), dans lesquelles les représentations, les connaissances et les pratiques en lien avec la santé et la maladie étaient considérées comme faisant intégralement partie des systèmes socioculturels, sont généralement considérées comme des travaux fondateurs de l’anthropologie médicale. Les années 1950 ont marqué la professionnalisation de l’anthropologie médicale. Des financements publics ont été alloués à la discipline pour contribuer aux objectifs de santé publique et d’amélioration de la santé dans les communautés économiquement pauvres (Good 1994). Dans les décennies qui suivent, les bases de l’anthropologie médicale sont posées avec l’apparition de nombreuses revues professionnelles (Social Science & Medicine, Medical Anthropology, Medical Anthropology Quarterly), de manuels spécialisés (e.g. MacElroy et Townsend 1979) et la formation du sous-groupe de la Society for Medical Anthropology au sein de l’American Anthropological Association (AAA) en 1971, qui sont encore des points de références centraux pour le champ. À cette époque, sous l’influence des théories des normes et du pouvoir proposées par Michel Foucault et Pierre Bourdieu, la biomédecine est vue comme un système structurel de rapports de pouvoir et devient ainsi un objet d’étude devant être traité symétriquement aux autres systèmes médicaux (Gaines 1992). L’attention portée aux théories du biopouvoir et de la gouvernementalité a permis à l’anthropologie médicale de formuler une critique de l’hégémonie du regard médical qui réduit la santé à ses dimensions biologiques et physiologiques (Saillant et Genest 2007 : xxii). Ces considérations ont permis d’enrichir, de redonner une visibilité et de l’influence aux études des rationalités des systèmes médicaux entrepris par Evans-Pritchard, et ainsi permettre la prise en compte des possibilités qu’ont les individus de naviguer entre différents systèmes médicaux (Leslie 1980; Lock et Nguyen 2010 : 62). L’aspect réducteur du discours biomédical avait déjà été soulevé dans les modèles explicatifs de la maladie développés par Arthur Kleinman, Leon Eisenberg et Byron Good (1978) qui ont introduit une distinction importante entre « disease » (éléments médicalement observables de la maladie), « illness » (expériences vécues de la maladie) et « sickness » (aspects sociaux holistes entourant la maladie). Cette distinction entre disease, illness et sickness a joué un rôle clé dans le développement rapide des perspectives analytiques de l’anthropologie médicale de l’époque, mais certaines critiques ont également été formulées à son égard. En premier lieu, Allan Young (1981) formule une critique des modèles explicatifs de la maladie en réfutant l'idée que la rationalité soit un model auquel les individus adhèrent spontanément. Selon Young, ce modèle suggère qu’il y aurait un équivalant de structures cognitives qui guiderait le développement des modèles de causalité et des systèmes de classification adoptées par les personnes. Au contraire, il propose que les connaissances soient basées sur des actions, des relations sociales, des ressources matérielles, avec plusieurs sources influençant le raisonnement des individus qui peuvent, de plusieurs manières, diverger de ce qui est généralement entendu comme « rationnel ». Ces critiques, ainsi que les études centrées sur l’expérience des patients et des pluralismes médicaux, ont permis de constater que les stratégies adoptées pour obtenir des soins sont multiples, font appel à plusieurs types de pratiques, et que les raisons de ces choix doivent être compris à la lumière des contextes historiques, locaux et matériaux (Lock et Nguyen 2010 : 63). Deuxièmement, les approches de Kleinman, Eisenberger et Good ont été critiquées pour leur séparation artificielle du corps et de l’esprit qui représentait un postulat fondamental dans les études de la rationalité. Les anthropologues Nancy Scheper-Hughes et Margeret Lock (1987) ont proposé que le corps doit plutôt être abordé selon trois niveaux analytiques distincts, soit le corps politique, social et individuel. Le corps politique est présenté comme étant un lieu où s’exerce la régulation, la surveillance et le contrôle de la différence humaine (Scheper-Hughes et Lock 1987 : 78). Cela a permis aux approches féministes d’aborder le corps comme étant un espace de pouvoir, en examinant comment les discours sur le genre rendent possible l’exercice d’un contrôle sur le corps des femmes (Manderson, Cartwright et Hardon 2016). Les premiers travaux dans cette perspective ont proposé des analyses socioculturelles de différents contextes entourant la reproduction pour contrecarrer le modèle dominant de prise en charge médicale de la santé reproductive des femmes (Martin 1987). Pour sa part, le corps social renvoie à l’idée selon laquelle le corps ne peut pas être abordé simplement comme une entité naturelle, mais qu’il doit être compris en le contextualisant historiquement et socialement (Lupton 2000 : 50). Finalement, considérer le corps individuel a permis de privilégier l’étude de l’expérience subjective de la maladie à travers ses variations autant au niveau individuel que culturel. Les études de l’expérience de la santé et la maladie axées sur l’étude des « phénomènes tels qu’ils apparaissent à la conscience des individus et des groupes d’individus » (Desjarlais et Throop 2011 : 88) se sont avérées pertinentes pour mieux saisir la multitude des expériences vécues des états altérés du corps (Hofmann et Svenaeus 2018). En somme, les propositions de ces auteurs s’inscrivent dans une anthropologie médicale critique qui s’efforce d’étudier les inégalités socio-économiques (Scheper-Hughes 1992), l’accès aux institutions et aux savoirs qu’elles produisent, ainsi qu’à la répartition des ressources matérielles à une échelle mondiale (Manderson, Cartwright et Hardon 2016). Depuis ses débuts, l’anthropologie médicale a abordé la santé globale et épidémiologique dans le but de faciliter les interventions sur les populations désignées comme « à risque ». Certains anthropologues ont développé une perspective appliquée en épidémiologie sociale pour contribuer à l’identification de déterminants sociaux de la santé (Kawachi et Subramanian 2018). Plusieurs de ces travaux ont été critiqués pour la culturalisation des pathologies touchant certaines populations désignées comme étant à risque à partir de critères basés sur la stigmatisation et la marginalisation de ces populations (Trostle et Sommerfeld 1996 : 261). Au-delà des débats dans ce champ de recherche, ces études ont contribué à la compréhension des dynamiques de santé et de maladie autant à l’échelle globale, dans la gestion des pandémies par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), qu’aux échelles locales avec la mise en place de campagnes de santé publique pour faciliter l’implantation de mesures sanitaires, telles que la vaccination (Dubé, Vivion et Macdonald 2015). L’anthropologie a contribué à ces discussions en se penchant sur les contextes locaux des zoonoses qui sont des maladies transmissibles des animaux vertébrés aux humains (Porter 2013), sur la résistance aux antibiotiques (Landecker 2016), comme dans le cas de la rage et de l’influenza (Wolf 2012), sur les dispositifs de prévention mis en place à une échelle mondiale pour éviter l’apparition et la prolifération d’épidémies (Lakoff 2010), mais aussi sur les styles de raisonnement qui sous-tendent la gestion des pandémies (Caduff 2014). Par ailleurs, certains auteur.e.s ont utilisé le concept de violence structurelle pour analyser les inégalités socio-économiques dans le contexte des pandémies de maladies infectieuses comme le sida, la tuberculose ou, plus récemment, l’Ébola (Fassin 2015). Au-delà de cet aspect socio-économique, Aditya Bharadwaj (2013) parle d’une inégalité épistémique pour caractériser des rapports inégaux dans la production et la circulation globale des savoirs et des individus dans le domaine de la santé. Il décrit certaines situations comme des « biologies subalternes », c’est à dire des états de santé qui ne sont pas reconnus par le système biomédical hégémonique et qui sont donc invisibles et vulnérables. Ces « biologies subalternes » sont le revers de citoyennetés biologiques, ces dernières étant des citoyennetés qui donnes accès à une forme de sécurité sociale basée sur des critères médicaux, scientifiques et légaux qui reconnaissent les dommages biologiques et cherche à les indemniser (Petryna 2002 : 6). La citoyenneté biologique étant une forme d’organisation qui gravite autour de conditions de santé et d’enjeux liés à des maladies génétiques rares ou orphelines (Heath, Rapp et Taussig 2008), ces revendications mobilisent des acteurs incluant les institutions médicales, l’État, les experts ou encore les pharmaceutiques. Ces études partagent une attention à la circulation globale des savoirs, des pratiques et des soins dans la translation — ou la résistance à la translation — d’un contexte à un autre, dans lesquels les patients sont souvent positionnés entre des facteurs sociaux, économiques et politiques complexes et parfois conflictuels. L’industrie pharmaceutique et le développement des technologies biomédicales se sont présentés comme terrain important et propice pour l’analyse anthropologique des dynamiques sociales et économiques entourant la production des appareils, des méthodes thérapeutiques et des produits biologiques de la biomédecine depuis les années 1980 (Greenhalgh 1987). La perspective biographique des pharmaceutiques (Whyte, Geest et Hardon 2002) a consolidé les intérêts et les approches dans les premières études sur les produits pharmaceutiques. Ces recherches ont proposé de suivre la trajectoire sociale des médicaments pour étudier les contextes d’échanges et les déplacements dans la nature symbolique qu’ont les médicaments pour les consommateurs : « En tant que choses, les médicaments peuvent être échangés entre les acteurs sociaux, ils objectivent les significations, ils se déplacent d’un cadre de signification à un autre. Ce sont des marchandises dotées d’une importance économique et de ressources recelant une valeur politique » (traduit de Whyte, Geest et Hardon 2002). D’autres ont davantage tourné leur regard vers les rapports institutionnels, les impacts et le fonctionnement de « Big Pharma ». Ils se sont intéressés aux processus de recherche et de distribution employés par les grandes pharmaceutiques à travers les études de marché et les pratiques de vente (Oldani 2014), l’accès aux médicaments (Ecks 2008), la consommation des produits pharmaceutiques (Dumit 2012) et la production de sujets d’essais cliniques globalisés (Petryna, Lakoff et Kleinman 2006), ainsi qu’aux enjeux entourant les réglementations des brevets et du respect des droits politiques et sociaux (Ecks 2008). L’accent est mis ici sur le pouvoir des produits pharmaceutiques de modifier et de changer les subjectivités contemporaines, les relations familiales (Collin 2016), de même que la compréhensions du genre et de la notion de bien-être (Sanabria 2014). Les nouvelles technologies biomédicales — entre autres génétiques — ont permis de repenser la notion de normes du corps en santé, d'en redéfinir les frontières et d’intervenir sur le corps de manière « incorporée » (embodied) (Haraway 1991). Les avancées technologiques en génomique qui se sont développées au cours des trois dernières décennies ont soulevé des enjeux tels que la généticisation, la désignation de populations/personnes « à risque », l’identification de biomarqueurs actionnables et de l’identité génétique (TallBear 2013 ; Lloyd et Raikhel 2018). Au départ, le modèle dominant en génétique cherchait à identifier les gènes spécifiques déterminant chacun des traits biologiques des organismes (Lock et Nguyen 2010 : 332). Cependant, face au constat que la plupart des gènes ne codaient par les protéines responsables de l’expression phénotypique, les modèles génétiques se sont depuis complexifiés. L’attention s’est tournée vers l’analyse de la régulation des gènes et de l’interaction entre gènes et maladies en termes de probabilités (Saukko 2017). Cela a permis l’émergence de la médecine personnalisée, dont les interventions se basent sur l’identification de biomarqueurs personnels (génétiques, sanguins, etc.) avec l’objectif de prévenir l’avènement de pathologies ou ralentir la progression de maladies chroniques (Billaud et Guchet 2015). Les anthropologues de la médecine ont investi ces enjeux en soulevant les conséquences de cette forme de médecine, comme la responsabilisation croissante des individus face à leur santé (Saukko 2017), l’utilisation de ces données dans l’accès aux assurances (Hoyweghen 2006), le déterminisme génétique (Landecker 2011) ou encore l’affaiblissement entre les frontières de la bonne santé et de la maladie (Timmermans et Buchbinder 2010). Ces enjeux ont été étudiés sous un angle féministe avec un intérêt particulier pour les effets du dépistage prénatal sur la responsabilité parentale (Rapp 1999), l’expérience de la grossesse (Rezende 2011) et les gestions de l’infertilité (Inhorn et Van Balen 2002). Les changements dans la compréhension du modèle génomique invitent à prendre en considération plusieurs variables en interaction, impliquant l’environnement proche ou lointain, qui interagissent avec l’expression du génome (Keller 2014). Dans ce contexte, l’anthropologie médicale a développé un intérêt envers de nouveaux champs d’études tels que l’épigénétique (Landecker 2011), la neuroscience (Choudhury et Slaby 2016), le microbiome (Benezra, DeStefano et Gordon 2012) et les données massives (Leonelli 2016). Dans le cas du champ de l’épigénétique, qui consiste à comprendre le rôle de l’environnement social, économique et politique comme un facteur pouvant modifier l’expression des gènes et mener au développement de certaines maladies, les anthropologues se sont intéressés aux manières dont les violences structurelles ancrées historiquement se matérialisent dans les corps et ont des impacts sur les disparités de santé entre les populations (Pickersgill, Niewöhner, Müller, Martin et Cunningham-Burley 2013). Ainsi, la notion du traumatisme historique (Kirmayer, Gone et Moses 2014) a permis d’examiner comment des événements historiques, tels que l’expérience des pensionnats autochtones, ont eu des effets psychosociaux collectifs, cumulatifs et intergénérationnels qui se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui. L’étude de ces articulations entre conditions biologiques et sociales dans l’ère « post-génomique » prolonge les travaux sur le concept de biosocialité, qui est défini comme « [...] un réseau en circulation de termes d'identié et de points de restriction autour et à travers desquels un véritable nouveau type d'autoproduction va émerger » (Traduit de Rabinow 1996:186). La catégorie du « biologique » se voit alors problématisée à travers l’historicisation de la « nature », une nature non plus conçue comme une entité immuable, mais comme une entité en état de transformation perpétuelle imbriquée dans des processus humains et/ou non-humains (Ingold et Pálsson 2013). Ce raisonnement a également été appliqué à l’examen des catégories médicales, conçues comme étant abstraites, fixes et standardisées. Néanmoins, ces catégories permettent d'identifier différents états de la santé et de la maladie, qui doivent être compris à la lumière des contextes historiques et individuels (Lock et Nguyen 2010). Ainsi, la prise en compte simultanée du biologique et du social mène à une synthèse qui, selon Peter Guarnaccia, implique une « compréhension du corps comme étant à la fois un système biologique et le produit de processus sociaux et culturels, c’est-à-dire, en acceptant que le corps soit en même temps totalement biologique et totalement culturel » (traduit de Guarnaccia 2001 : 424). Le concept de « biologies locales » a d’abord été proposé par Margaret Lock, dans son analyse des variations de la ménopause au Japon (Lock 1993), pour rendre compte de ces articulations entre le matériel et le social dans des contextes particuliers. Plus récemment, Niewöhner et Lock (2018) ont proposé le concept de biologies situées pour davantage contextualiser les conditions d’interaction entre les biologies locales et la production de savoirs et de discours sur celles-ci. Tout au long de l’histoire de la discipline, les anthropologues s’intéressant à la médecine et aux approches de la santé ont profité des avantages de s’inscrire dans l’interdisciplinarité : « En anthropologie médical, nous trouvons qu'écrire pour des audiences interdisciplinaires sert un objectif important : élaborer une analyse minutieuse de la culture et de la santé (Dressler 2012; Singer, Dressler, George et Panel 2016), s'engager sérieusement avec la diversité globale (Manderson, Catwright et Hardon 2016), et mener les combats nécessaires contre le raccourcies des explications culturelles qui sont souvent déployées dans la littérature sur la santé (Viruell-Fuentes, Miranda et Abdulrahim 2012) » (traduit de Panter-Brick et Eggerman 2018 : 236). L’anthropologie médicale s’est constituée à la fois comme un sous champ de l’anthropologie socioculturelle et comme un champ interdisciplinaire dont les thèmes de recherche sont grandement variés, et excèdent les exemples qui ont été exposés dans cette courte présentation.