Mancini, Silvia. „Religion“. Anthropen, 2017. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.041.
Annotation:
orsque l’on emploie le concept-terme de « religion », on a l’impression de savoir d’avance ce à quoi il renvoie, un peu comme si tout le monde était implicitement d’accord sur sa signification. Malgré les précautions rhétoriques de mise, nombreux sont ceux qui continuent à se faire les porte-paroles des sciences sociales, lesquelles non seulement s’en servent de manière insuffisamment problématisée (recourant le plus souvent à des raisons purement pratiques ou conventionnelles), mais n’hésitent guère à fournir de la religion une définition normative (Bradbury et al., 1972). À l’instar d’autres concepts, que l’anthropologie a soumis à la critique par la pratique du comparatisme différentiel (et non pas « analogique »), celui de religion n’a pas encore fait l’objet, au sein cette discipline, d’un travail analogue de relativisation et de mise en perspective. Seule l’historicisation de la religion (en lieu et place d’une approche normative) serait en effet susceptible d’éviter le risque de projeter une vision christiano-centrique sur des pratiques, conceptions et institutions symboliques appartenant à des sociétés foncièrement étrangères à l’histoire culturelle européenne (Sabbatucci 2002). Force est de constater que cette notion de religion a subi historiquement un processus de dilatation-élargissement parallèle à la découverte des civilisations « autres » – parallèle aussi au double processus de conquête et de colonisation du monde par la culture occidentale. Ce n’est, en effet, qu’à partir du XVIe siècle, que de nombreuses coutumes et conceptions propres aux peuples autochtones ont été interprétées comme « manifestations religieuses » (Augé 1982). Au fur et à mesure de la rencontre, tombèrent sous l’étiquette de « religion » tous ces comportements, institutions et représentations dont on ne comprenait ni la signification, ni la fonction pratique, et qui, aux yeux des conquérants, ne se justifiaient que comme « faits religieux » (Bernand et Gruzinski 1988). Ce qui excédait le fonctionnel ou l’expérience commune des Européens était appréhendé sub specie religionis : ainsi, la « couvade », le totémisme, l’évitement cérémoniel de la belle-mère, etc. Si une telle manière de procéder a indiscutablement contribué à rendre plus étendue la notion de religion par rapport à sa définition d’origine (lorsque l’on identifiait la religion avec le christianisme), elle a entraîné aussi une conséquence redoutable. Cette transformation en un concept à géométrie variable, dont les frontières se déplacent au fur et à mesure qu’on lui incorpore de nouvelles données historiques et ethnographiques, est allée de pair avec la généralisation au monde entier d’une catégorie-institution typiquement occidentale – celle de religion, justement (Lafiteau, 1724). Une telle généralisation a fonctionné comme l’un des plus puissants vecteurs de globalisation culturelle, religionisation du monde et globalisation étant allées de compagnie. Comment l’anthropologie, née dès le XVIIIe siècle sous les auspices d’une pensée qui ne se voulait pas confessionnelle, et qui aspirait à une connaissance neutre et scientifique des autres cultures, a-t-elle pu contribuer à cette généralisation de la notion de religion ? Certes, une telle question peut ressembler à une provocation. Il reste que c’est bien l’anthropologie qui, depuis sa posture relativiste, défendra l’idée selon laquelle priver les cultures autochtones de religion reviendrait à commettre une grave erreur ethnocentrique, comme si, du même coup, on privait ces sociétés de leur statut humain. Comme nous le verrons, l’histoire du concept de religion nous oblige à reconnaître que cet argument ne fait que reprendre le discours missionnaire. Historiquement parlant, l’identification établie jadis entre religion et christianisme – qui de nos jours peut apparaitre restrictive et euro-centrique –, était tout à fait correcte, dans la mesure où la religion fut une invention exclusivement chrétienne. Pour quelles raisons l’Europe – qui encore au XVIe siècle, à travers la bouche de ses missionnaires et voyageurs, déclarait sa surprise de ne pas trouver du tout, dans le Nouveau Monde, de formes religieuses (Clastres 1988) – a-t-elle fini par développer d’abord un discours sur les « religions sauvages » ou « primitives », puis sur les religions autochtones ? L’attribution d’une religion aux sociétés du Nouveau Monde constitua une étape stratégique indispensable dans le processus d’assimilation et de mise en compatibilité des traits culturels des « autres » avec les traits européens. Un tel processus de « religionisation » généralisée fut l’effet de la nécessité pratique et politique de la conversion de ces populations, laquelle allait de pair avec un programme de civilisation de celles-ci (évangélisation et civilisation étant interchangeables, dans la logique des conquérants). Or, pour que cette « mise en comptabilité religieuse » entre les cultures pût fonctionner (c’est en effet pour l’Occident, et l’Occident exclusivement, que la religion constitue un trait culturel fondateur et distinctif), il fallait bien admettre que les peuples à convertir et civiliser eussent une forme de religion, quelle qu’elle fût, et dont il fallait identifier les traits caractéristiques. Pour ce faire, la comparaison analogique offrit un outil irremplaçable (Acosta, 1590). Elle autorisa à parler de « croyances » des peuples sauvages; de leur « foi »; de leurs « dieux »; de leur vision de l’« âme », etc. – autant de notions dépourvues de sens dans des cultures ni théistes ni monothéistes. Dès la fin du XVIIIème, et surtout au XIXème, l’anthropologie a fini paradoxalement par s’approprier le modus operandi adopté jusque là par les missionnaires à des fins d’inculturation. De fait, en même temps que s’effectuait le processus de christianisation implicite du monde à travers la généralisation à toutes les cultures de catégories culturelles d’origine chrétiennes, l’idée s’affirmait, en sciences sociales, que non seulement la religion est une institution universelle, mais qu’elle est dotée aussi d’une irremplaçable et universelle fonction instituante. Certes, les anthropologues inscrivent leur démarche dans une perspective qui se veut scientifique, fondée sur l’observation empirique et exempte de toute finalité pratique de conversion. Il reste que, étonnamment, l’idée de la nature historiquement arbitraire de la religion n’a pas suscité un très vif écho chez les spécialistes de la diversité culturelle. Un tel désintérêt des anthropologues pour l’histoire du concept de religion constitue à lui seul un problème historique supplémentaire. Pourquoi la religion « résiste »-t-elle au processus de relativisation des absolus conceptuels auquel l’anthropologie même nous a habitués? Quel statut recouvre la religion dans l’imaginaire anthropologique moderne (Gasbarro 2007)? C’est un fait, que la problématisation historique de la religion a fait défaut aux évolutionnistes qui, s’ils envisagent cette institution en termes évolutifs, n’en mettent guère en doute l’universalité en tant qu’expression de « civilisation »; elle a fait défaut aussi à Durkheim (1912), préoccupé de découvrir les invariants normatifs des institutions sociales. Elle est absente également dans l’ethnologie historique allemande, tributaire de la vision romantique qui identifie la religion d’un peuple au réservoir de ses traits culturels les plus significatifs et les plus porteurs de sens. Une idée qui refait surface dans une certaine anthropologie culturaliste américaine, jusqu’à Clifford Geertz (1972). L’historicisation de la religion n’est pas pratiquée non plus par la Phénoménologie religieuse (Otto 1995; Van der Leuuw 1948 ; Eliade 1965), qui pour asseoir la nature universelle de la religion convoque les structures anhistoriques de la conscience humaine confrontée au sacré, et elle l’est encore moins par celui dont la méthode structurale a par ailleurs contribué puissamment à la dé-religionisation des productions symboliques des sociétés autochtones d’Amérique. En fait, chez Lévi-Strauss, le travail de dé-religionisation pratiqué dans l’analyse du totémisme ou des mythes fera recours non pas à l’histoire, mais à la psychologie (Lévi-Strauss 1962, 1964). Derrière cette résistance à une mise en perspective historique et culturelle de la religion, le soupçon surgit que celle-ci continue implicitement d’incarner, en Occident, une valeur forte et fondatrice. Un ordre du sens qui n’a pas tout à fait disparu de notre imaginaire culturel. De cette situation, une fois de plus, seule l’histoire peut nous fournir la clé. Le rôle instituant et le pouvoir de sens dont l’Occident crédite la religion prend origine dans le conflit qui, au début de notre ère, a opposé le Christianisme en plein essor au monde culturel de l’Antiquité païenne que le message chrétien prétend subvertir. Dans la tradition romaine – celle-là même à laquelle le Christianisme empruntera le mot latin religio, qu’il reprend à son compte pour se désigner lui-même –, on ne fait pas de distinction, comme nous le faisons de nos jours, entre une sphère religieuse et une sphère civile (Durand, Scheid 1994). Dans l’ordre du monde romain, on ne reconnaît guère la religion en tant que sphère distincte et autonome de la vie socio-culturelle institutionnelle. Une formule, selon Dario Sabbatucci (2002), synthétise au mieux cette conception romaine : sacré : public = profane : privé. En d’autres termes, à Rome, était sacré tout ce qui relève du domaine public; était profane, en revanche, tout ce qui relève de la vie et des relations des citoyens entre eux, en dehors du secteur public proprement dit. Dans un tel dispositif reposant sur des règles de conduite balisées et un agencement dynamique des divers ordres dont l’action rituelle est le moteur et l’instrument régulateur, la religio n’a donc aucun rapport avec l’idée d’un dieu transcendant, ni avec la foi, ni avec un projet de salut, ni avec l’idée d’une âme individuelle qui survit à la mort, ni avec l’expérience vécue du sacré, compris comme une structure transhistorique et transculturelle de la conscience. La religio, pour les Romains, désignait plutôt un comportement respectueux des traditions, une conduite réservée, une attitude de dévotion. Comment est-on donc passé de la religio des Romains à la religion des Chrétiens? À partir du décret qui, sous Théodose (en 380 apr. J.C.), fit du Christianisme la religion d’État, laquelle remplaça officiellement l’ancien ordre païen, l’Église fut obligée de composer avec ce qui restait du système vaincu, dont elle devenait l’héritière. Notamment, avec ces institutions déjà en place qui s’avéraient susceptibles d’être récupérées et mises à contribution pour bâtir le nouvel ordre. Parmi ces héritages figurent, d’une part, la philosophie grecque (mise à contribution pour asseoir les vérités chrétiennes, comme fut le cas de la scolastique); de l’autre, la jurisprudence et le droit romains (récupérés dans le cadre du Droit canonique). Malgré ces incorporations, pour éviter toute contradiction l’Église se devait de bannir de l’héritage de l’Antiquité ces manifestations irréductiblement incompatibles avec le nouveau message de vérité et la nouvelle sacralité dont elle était le porte-parole. Il fallait, en somme, supprimer les divinités polythéistes (qui apparaissent dorénavant « fausses en mensongères »), sans pour autant renoncer à se servir des institutions qui par le passé leur avaient été associées. La solution historique à cette contradiction consista à désarticuler et à réaménager l’ancien système de références (exprimé par la formule public : sacré = privé : privé). Ce système, comme on l’a vu, reposait sur la sacralisation des instituions publiques et de l’État de droit, qui dorénavant, dans la vision chrétienne, relèveront exclusivement du domaine civil (dont la sphère d’action est l’opposition publique / privé). Ce réaménagement consista en outre à séparer rigoureusement le domaine civil du domaine religieux, fondé, lui, sur le nouveau message chrétien et dont la sphère d’action est l’opposition sacré/profane (Rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu). Une telle séparation du religieux et du civil ne plaça toutefois guère ces deux sphères sur un pied d’égalité. Depuis lors, on accorda symboliquement au domaine religieux une position super-ordonnée et fondatrice par rapport au domaine civil et à ses diverses expressions, qui, toujours au niveau symbolique et existentiel, furent hiérarchiquement soumises au premier. Malgré la sécularisation qui, à la Renaissance, connut une impulsion importante en raison de la priorité accordée aux valeurs humanistes et au rôle de la politique (sphère civile par excellence), c’est un fait que l’horizon de sens du religieux continue de remplir, en Occident, le même rôle instituant et fondateur. Cela est dû, probablement, à une culture civile défaillante, incapable de bâtir au niveau symbolique un imaginaire collectif aussi puissant que l’imaginaire religieux (Mancini 2008). La preuve en est qu’encore aujourd’hui on consulte des théologiens sur des questions de société relatives à la vie et la mort, ainsi qu’à l’horizon du sens ultime de l’existence. Il incombe à l’anthropologie contemporaine de s’interroger sur son engagement « civil », et de se demander si elle a vraiment contribué, par sa connaissance de la diversité culturelle, à changer le statut de code de sens prioritaire attribué en Occident à la religion (Kilani 2011). Et ce, même si les Autres, dont l’imaginaire occidental s’est emparé, savent très bien jouer de leurs « traditions religieuses » respectives pour revendiquer leur droit à l’autodétermination en défense de leurs droits civils.