Mekki-berrada, Abdelwahed. „Ethnopsychiatrie“. Anthropen, 2017. http://dx.doi.org/10.17184/eac.anthropen.045.
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Le terme « ethnopsychiatrie » a été proposé pour la première fois, autour des années 1940, par le psychiatre et diplomate haïtien Louis Mars (1945). « Ethno-psych-iatrie » vient de ethnos qui en grec ancien, et à la suite d’une série de glissements sémantiques signifie tour à tour famille, tribu, peuple, nation, race. Le terme psuche indique les idées d'âme et d'esprit et, enfin, celui de iatros réfère au médecin, au guérisseur, au soin et au médicament. La notion d’ethnopsychiatrie consiste donc en cette alliance complexe entre ethnos, psuche et iatros. Dans la présente rubrique, l’ethnopsychiatrie est sommairement abordée selon trois dimensions essentielles, à savoir : 1. l’ethnopsychiatrie comme ensemble de théories et de pratiques culturelles; 2. l’ethnopsychiatrie comme discipline anthropologique; et 3. l’ethnopsychiatrie comme pratique clinique. 1. En tant que théorie et pratique culturelle, l’ethnopsychiatrie se veut universelle. Pour Georges Devereux (1908-1985), considéré comme le fondateur de l’ethnopsychanalyse (variante fondatrice de l’ethnopsychiatrie) (Laplantine 2007), « il n’est pas de peuple sans ‘’ethnopsychiatrie’’, c’est-à-dire sans son propre repérage, sans ses modalités de prise en charge des désordres, de ce type de négativité que la science appelle ‘’psychopatologie’’ » (cité par Nathan 2011). L’alliance complexe entre ethnos, psuche et iatros (ethno-psych-iatrie), se décline cependant de multiples façons et par différents peuples pour construire des espaces d’expression du désordre, du mal, du malheur, du mal-être, de la maladie, de la souffrance sociale et de leur dimension cosmogonique. Ces espaces sont des ethnopsychiatries plurielles que chaque société humaine abrite comme dans les traditions ayurvédique, humorale, homéopathique, exorcistique, chamanistique qui s’ajoutent à une liste interminable de théories et d’actions au sujet de la maladie et de l’univers. L’ethnopsychiatrie inclut aussi des rituels tels que, parmi tant d’autres, Mpombo, Mizuka et Zebola qui déploient un répertoire de gestes, de signes et d’êtres mythiques, et qui permettent aux femmes congolaises de (re)négocier leur rôle social et de (re)prendre une parole singulière pour exprimer leur mal-être dans une société où la parole dominante est généralement collective. Loin du Congo, nous retrouvons en Afrique de l’Est et dans la Péninsule arabique, le Zar, un rite impliquant essentiellement des femmes et favorisant lui aussi la résolution de conflits par l’expression collective de ceux-ci. Dans l’ensemble, l’ethnopsychiatrie contribue à la saisie des désordres intrapsychiques, interpersonnels ou sociaux, et cosmogoniques menaçants (Mekki-Berrada 2013). L’ethnopsychiatrie peut être considérée comme un « fait culturel total » qui se décline dans toutes les cultures et dans toutes les sociétés à travers les cinq continents. Au-delà de tous les particularismes, l’ethnopsychiatrie demeure à chaque fois culturellement située et consiste idéalement à transformer un monde chaotique en un monde qui fait sens pour la personne souffrante et son entourage. La psychiatrie contemporaine, elle-même, peut être considérée comme étant une ethnopsychiatrie parce qu'elle est comme les autres culturellement ancrée et dotée d’un ensemble de théories et de pratiques qui lui sont propres (Mekki-Berrada, 2013). Le « fou » dans l’Europe du XVIIIe siècle était un être de « déraison », dans le sens foucaldien du terme, au même titre que tous les autres exclus de la « raison » dominante de l’époque mêlant valeurs religieuses chrétiennes et valeurs sociales aristocratiques et monarchiques; le « fou », « l’insensé » se retrouvait alors avec les mendiants, les homosexuels, les libertins, les prostituées, tous entassés dans les hôpitaux généraux à des fin de contrôle social (Foucault 1972). La psychiatrie moderne est née dans l’Europe de l’Ouest du XIXe siècle quand le fou cessa d’être délinquant, pour être considéré comme malade. Même si, partiellement libéré du regard inquisiteur de l’Église et de la Monarchie, le « déraisonnable » devient aujourd’hui tantôt proie, tantôt sujet, au regard de la psychiatrie contemporaine. 2. En tant que discipline, l’ethnopsychiatrie se propose d’étudier les ethnopsychiatries comme espaces culturels où convergent les savoirs nosologiques, étiologiques et thérapeutiques au sujet du « désordre » mental, social et cosmogonique. L’ethnopsychiatrie-discipline ne constitue pas un bloc théorique monolithique. Sans nous arrêter sur les particularismes régionaux ou nationaux de l’anthropologie (« américaine », « britannique », « française »), la tendance historique générale de l’ethnopsychiatrie veut que cette discipline étudie, à ses débuts, la geste thérapeutique « exotique », non-occidentale, non-biomédicale. Avec le tournant interprétatif inauguré en anthropologie dans les années 1970 par Clifford Geertz et ce que l’on nommera dans les années 1980, avec Arthur Kleinman et Byron Good, l’anthropologie médicale interprétative, l’ethnopsychiatrie va cesser de se limiter aux espaces ethnomédicaux non-occidentaux pour se pencher aussi sur les «traditions ethnomédicales occidentales» incluant la biomédecine et la psychiatrie (Mekki-Berrada 2013), tout en plongeant dans le foisonnement des symboles et des interprétations de la maladie, du mal et du malheur. L’anthropologie médicale interprétative utilisera la culture comme moteur explicatif et principal cheval de bataille théorique. Elle sera cependant vite soumise aux vives critiques de Soheir Morsy (1979) et d'Allan Young (1982). Pour ces auteurs, l'approche interprétative « surculturaliserait » la maladie car elle en privilégierait les significations culturelles et en évacuerait les dimensions sociales et politiques. Cette critique sera poursuivie par Baer et Singer (2003) au sein d’un nouveau paradigme qu’ils nommeront « anthropologie médicale critique », paradigme dans lequel l’économie politique de la santé mentale est le moteur explicatif de la maladie et de la souffrance. De ce point de vue la culture serait un outil idéologique au service de la classe dominante, un « réseau de significations autant que de mystifications » (Keesing 1987 cité par Good 1994) qui camouflerait les inégalités sociales. Généralement considérée comme radicale sur le plan théorique, l’anthropologie médicale critique finira par trouver un équilibre des plus constructifs avec un autre courant nommé « anthropologie médicale interprétative-critique » (Lock et Scheper-Hughes 1996) qui offre l’avantage conceptuel et méthodologique de n’évacuer ni le culturel ni le politique, mais articule ces éléments pour mieux cerner l’enchevêtrement complexe des dimensions tant culturelles et microsociales de la maladie mentale et de la souffrance sociale que leurs enjeux macrosociaux. 3. En tant que pratique clinique, l’ethnopsychiatrie est relativement récente. Si Devereux apparaît comme le fondateur incontesté de l’ethnopsychiatrie-discipline, ce sont ses étudiants, Tobie Nathan et Marie-Rose Moro, qui fonderont l’ethnopsychiatrie-clinique à partir des années 1980, tous trois Français « venus d’ailleurs », porteurs et bricoleurs d’identités métissées. L’ethnopsychiatrie-clinique est une pratique psychiatrique, mais aussi psychologique, dépendamment de l’orientation centrale du « thérapeute principal » qui est soit psychiatre (ex. : Moro), soit psychologue (ex. : Nathan). En Amérique du Nord, ce sont essentiellement des psychiatres qui pratiquent l’ethnopsychiatrie-clinique, ou plutôt l’une de ses variantes, la « psychiatrie transculturelle » (Kirmayer, Guzder, Rousseau 2013) dont les principaux chefs de file sont basés à Harvard Medical School (ex. : Arthur Kleinman) ou à McGill University (ex. : Laurence Kirmayer, Cécile Rousseau). Il est à noter que l’ethnopsychiatrie clinique est très peu en vogue en dehors de l’Amérique du Nord et de l’Europe de l’Ouest. Il existe un certain nombre de variantes du dispositif clinique, mais une consultation ethnopsychiatrique nécessite au minimum : 1. un groupe de thérapeutes issus de cultures et de disciplines diverses, dont un-e seul est responsable et en charge de la circulation de la parole ; 2. la langue maternelle des patients et la présence d’interprètes culturels, ainsi que le passage d’une langue à l’autre, sont des éléments centraux du dispositif clinique afin d’aider à l’identification de nuances, subtilités, connotations et catégories culturelles; 3. le patient est fortement invité à se présenter en consultation avec des personnes qui lui sont significatives dans son propre réseau social ; 4. le dispositif groupal et le passage d’une langue à l’autre posent un cadre multi-théorique et l’ethnopsychiatre peut ainsi établir « un cadre métissé dans lequel chaque élément du matériel [biographique] peut-être interprété selon l’une ou l’autre logique » (Nathan 1986:126). Un tel dispositif facilite la mise en place d’un « espace intermédiaire » qui fait intervenir la culture comme « levier thérapeutique » et permet de révéler des conflits interpersonnels et intrapsychiques (Laplantine 2007 ; Streit, Leblanc, Mekki-Berrada 1998). Les ethnopsychiatres cliniciens procèdent souvent eux-mêmes à des « mini ethnographies » (« mini ethnography » ; Kleinman et Benson 2006) en se mettant « à l’école des gens qui consultent, pas l’inverse » (Nathan 2007). Ces mini ethnographies ont pour outil les « modèles explicatifs de la maladie » (« Illness Explanatory Models » ; Kleinman 1988) qui ont pour but d’être à l’écoute des perspectives des patients pour mieux explorer leur culture ainsi que les dimensions sociales et culturelles de la maladie mentale. En plus d’explorer la dimension culturelle du désordre, l’ethnopsychiatrie cherche à mieux comprendre la dimension psychiatrique des cultures tout en évitant de sur-psychiatriser la culture et de sur-culturaliser la psychiatrie (Laplantine 2007). Dans tous les cas, dès le début de la discipline qu’il a fondée, Devereux (1977) proposait une perspective « complémentariste » encore très utilisée aujourd’hui. Celle-ci exige le recours à la psychanalyse et à l’anthropologie de façon non simultanée, en ce sens que l’ethnopsychiatre est appelée à d’abord épuiser son recours à l’une des deux disciplines avant de se référer à l’autre, et ce, de façon constante. La méthode complémentariste s’accompagne nécessairement de la « décentration » qui est une attitude ou un mécanisme incontournable, qui force le thérapeute à identifier et à minimiser, dans la rencontre clinique, l’impact de sa subjectivité "égocentrée" ou "sociocentrée". En somme l’ethnopsychiatrie, telle que sommairement abordée ici, est un espace culturel où convergent les savoirs nosologiques, étiologiques et thérapeutiques, tous culturellement situés, et qui prend pour objet le « désordre » mental, social et cosmogonique; elle est aussi une discipline anthropologique qui se propose d’étudier ces espaces culturels ; elle est enfin une pratique clinique. Il s’agit de trois pans indissociables et constitutifs d’un même trièdre.